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L'Empire de Cendres
CHAPITRE 10 : SUZANNE

CHAPITRE 10 : SUZANNE

Suzanne avait cédé à un moment de panique. Les paroles d’Erol résonnaient encore dans sa tête.

« Droguée ? Disséquée ? Revendue ? » pleura-t-elle après avoir quitté l’Antre de Bacchus par une porte laissée entrouverte.

Le peu de confiance qu’elle avait eu en lui était définitivement ébranlé. La jeune femme erra presque toute la nuit. Le méandre de rues était des plus chaotiques. Elle ne savait ni où elle était, ni ce qu’elle devait faire. Un vertige la saisit au détour d’une petite place ombragée par des colonnes de pierres gravées. Elle posa sa main moite et tremblante sur son front.

« Menteur de Feuerhammer. Mais dans quoi me voilà embarquée ? cria-t-elle en prenant appui sur un tonneau en plastique. C’est du grand délire ! »

En moins de vingt-quatre heures, Suzanne avait traversé un pays qu’elle ne reconnaissait plus, vu des villes qui ne ressemblaient en rien à ses souvenirs et échappé peut-être une fois de plus à la mort. Le visage d’Octave, broyé à la masse lui revenait sans cesse à l’esprit. Ceux du Juge et de cette étrange nonne aussi.

Au matin, elle s’aperçut que les rues étaient fleuries. Arbres et végétation sauvage décoraient les larges trottoirs abritant les piétons des chevaux ou autres animaux exotiques. Par moments Suzanne croisa des bicyclettes, mais leurs conducteurs semblaient autant se débattre avec les pavés qu’avec leur équipement rouillé. Ils partageaient la chaussée pavée avec des drones de sécurité qui zigzaguaient entre les passants et les chevaux.

Les habitants des beaux quartiers étaient mieux habillés que les précédents badauds des docks. Les toges multicolores des hommes rappelaient l’antiquité. Les femmes portaient des robes amples presque transparentes. Nombreux étaient ceux qui possédaient des ombrelles les protégeant de la fine neige jaune qui tombait par intermittence. Personne ne voulait encrasser les abondants implants qui parsemaient leur corps ou remplaçaient leurs membres.

Les visiteurs étaient facilement identifiables. Eux endossaient des vêtements de voyage. Capes, bottes, chapeaux à bords larges. Le cuir était cette fois-ci de rigueur. Ils n’arboraient pas de parasols, mais occasionnellement des masques ou des foulards. Ils possédaient aussi moins d’implants et les faisaient plus discrets.

Suzanne longea les colonnes de la place jusqu’à arriver à une intersection quand, surgissant de nulle part, une cavalière manqua de l’écraser.

« Regarde où tu vas, idiote ! s’exclama celle-ci avec un intense accent français, tirant de toute ses forces sur les rênes de sa rosse. Traverse maintenant ! »

Elle était pressée et n’oublia pas de le faire remarquer. Son fusil glissa de son épaule et Suzanne constata qu’il lui manquait un œil. Ses excuses se perdirent dans le brouhaha de la rue et la cavalière reprit sa route.

Une centaine de mètres plus loin, une agréable odeur de brioche réveilla les papilles de la jeune femme. Elle regrettait désormais de n’avoir rien emporté du cabaret.

Le doux parfum de pain chaud provenait d’un marché en pleine ébullition. Celui-ci remplissait des halles à l’ombre d’un grand clocher recouvert d’échafaudages.

Là, une foule faisait ses emplettes ou discutait bruyamment en se rassasiant sur les nombreuses terrasses des auberges et tavernes avoisinantes. Il y avait également des dizaines d’échoppes. La moitié proposait diverses variétés de champignons, dont certains que la jeune femme n’avait jamais vus.

Suzanne s’immisça dans la populace, aussi discrète que possible. Dans la cohue, personne ne semblait s’intéresser à elle. La curiosité l’emporta finalement sur la faim et là elle se perdit au cœur du marché.

Elle passa près d’étales colorées d’épices et de fruits. Certains lui rappelaient des souvenirs tandis que d’autres paraissaient sortir de laboratoires génétiques comme ceux proposés par Sileo.

Après avoir goûté l’un d’entre eux dans une coupelle, elle vit un riche négociant commencer à haranguer la foule. Sur une caisse en bois, il disposait devant son public des poulets sans plumes au visage porcin. Les monstres couinaient en faisant battre des ailes rachitiques. Rien n’entacha cependant la bonne humeur des passants qui rirent à gorge déployée face à ce cocasse spectacle puis se dispersèrent.

C’est à ce moment-là que Suzanne remarqua alors un étal qui l’intéressait. Un peu plus à l’écart se tenait une échoppe ambulante appartenant à un vieil homme.

Deux orbites vides fixèrent la jeune femme au fur et à mesure qu’elle se rapprochait. À portée, il se dégageait des trous noirs une odeur nauséabonde de charogne et de médicaments.

« J’peux vous aider ? » demanda le marchand dans un hoquet.

Sa voix ne provenait pas de sa bouche, mais d’une boite métallique soudée à sa gorge.

Suzanne parcourut du regard l’étal qui se tenait devant elle. Sur celui-ci étaient disposés des dizaines d’implants de toute taille. En plastique ou en métal, la plupart étaient très usés et certains possédaient encore de morceaux de chair par endroit. L’odeur était forte. De toute évidence, ils avaient déjà eu plusieurs propriétaires. Sous des modèles indiens bricolés, elle reconnut des références américaines flambant neuves :

« Ce sont des implants auditifs intracrâniaux de la McGill ? Savez-vous s’ils fonctionnent ? »

Le vieil homme paru offensé. Il mordilla sa quasi inexistante lèvre inférieure laissant apercevoir des gencives sans dents. À la place, de petits moignons noirs gisaient agonisants.

« Bien sûr qu’ils carburent. Je n’vends pas de la camelote. La qualité dépend du prix. Ce dernier comprend l’installation.

— L’installation ? Vous faites la chirurgie sur le square du marché ? Au milieu des animaux ?

— Nous avons le matériel pour ça », lui répondit l’homme de sa voix fluette tout en désignant les outils à sa ceinture.

Les ustensiles étaient tous rouillés à l’exception du bras mécanique en alliage suspendu au niveau de sa hanche.

« Mon tentacule fait tout l’travail et nous le nettoyons à l’alcool synthétique. Ça limite les risques de peste bionique, vous voyez ?

— Et que fait celui-ci ? » demanda-t-elle après quelques secondes de silence.

Elle désignait du doigt un implant en forme d’étoile, de la taille d’une pièce de monnaie. Il était le plus propre avec seulement une légère tache d’oxydation sur l’une des branches. Le visage du gnome s’illumina.

« Altérateur de sens ! Très bon. Ça a été conçu à l’origine pour les personnes sourdes. Il traduisait une partie de la vision sous forme de sons. »

Suzanne n’était pas convaincue. D’autant plus qu’elle doutait toujours des talents de chirurgien de l’aveugle.

Ce dernier devait lire dans ses pensées, car il répondit à la question de la jeune femme en désignant ses deux orbites.

« Ça ? Ce n’est rien. Perdus à la guerre. Je n’ai pas combattu, mais j’ai réalisé un peu de contrebande ! »

Sur la fin, le boîtier parlant manquait de jus et les ultimes mots se transformèrent en quelconques jurons alors que le marchand tapotait son implant.

« Je vais réfléchir à la question et heu… demander l’argent à ma mère, s’excusa la jeune femme tout en cherchant un moyen de se sortir de la situation.

— Je vous le réserve ? Je ne vais pas tarder à fermer boutique pour la journée… les gens sont agités à l’heure actuelle. Ils n’achètent rien. »

Les huit prochains stands étaient aussi des étals d’implants. Il y avait des puces temporales, des prothèses mécaniques et même des modules de substituts d’organes. La qualité n’était pas meilleure, mais les vendeurs possédaient cette fois-ci leurs deux yeux. Certains, en revanche, ne détenaient pas leurs dix doigts.

Suzanne s’étonna que les habitants de Renaissance soient encore en vie étant donné la pauvreté des services chirurgicaux. La stérilisation des ustensiles et les antibiotiques avaient visiblement sombré telle la civilisation.

Il se devait d’exister des commerces plus respectables au cœur de la cité, mais la jeune femme laissa cette quête de côté pour l’instant. Erol devait déjà être à sa recherche et la mise en garde d’Octave résonnait toujours dans sa tête.

Tant de questions la tourmentaient. Elle essaya de faire fonctionner son implant temporal, mais rien ne marcha. Celui-ci semblait définitivement hors service.

Je ne vais quand même pas le faire réparer ici, s’inquiéta-t-elle en pensant aux ustensiles rouillés du marchand.

Peu après, la cité était devenue des plus denses. Partout les immeubles s’encastraient les uns dans les autres, les foules se déversaient dans les trottoirs et les allées se remplissaient de charrettes, carrosses et patrouilles de militaires.

Toutes les odeurs se mélangeaient, crottin, sang, sueur, métal, épices, huile et urine. Un capharnaüm de crieurs de rue, marchands, ivrognes lui tambourinait les tympans.

Le ciel, lui, virait de l’orange au jaune tandis qu’une averse fit émerger des parapluies au milieu des ombrelles.

La jeune femme fut enivrée par cette danse fiévreuse à travers des boyaux plus étroits de la capitale. À bout de souffle, elle fut finalement bousculée au sol. Autour d’elle, la foule s’écartait enfin.

Sous les statues rongées par les pluies acides, les badauds remontaient la plus grande rue que Suzanne n’ait jamais vue. Ou du moins en eut souvenir.

L’avenue conduisait à un gigantesque palais en forme de dôme depuis lequel flottait un étendard arborant l’arbre fendu.

« Vous en faites souvent des comme ça ? »

La voix était grave, caverneuse. Suzanne la reconnut aussitôt. C’était celle de l’homme au costume jaune. Il était face à celle et souriait à pleines dents. La blancheur de ces dernières contrastait avec sa peau noire recouverte de taches de rousseur. Il avait une fois encore un chocolat chaud à la main. Mais, cette fois-ci, il avait une fine odeur de beurre de cacahuètes.

Autour d’elle, les rues et passages étaient désormais vides.

« Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Où est la cité ? » demanda Suzanne, énervée par tant de mystères.

Le ciel avait abandonné son voile. Elle y voyait le corps cosmique noir et sa couronne. Les blocs multicolores tournaient et s’entrechoquaient en parfaite harmonie.

« Ce n’est plus le monde réel !

— Le monde réel ? Il est là, le monde réel, lui répondit-il en désignant le curieux astre lunaire et sa ceinture gravitationnelle.

— Quoi ? C’est quoi ça d’ailleurs ?

— J’aimerais que nous en discutions, mais, malheureusement, il y a plus urgent. »

Il y eut alors comme un éclair orange derrière son dos.

« Suzy ? »

Suzanne se releva d’un bond. Dans un angle de la salle se tenait un petit être rachitique.

Sa peau était blanche et presque transparente. On pouvait y voir circuler son sang, bleu azur. Ses cheveux bruns étaient aléatoirement répartis sur son crâne. Ses yeux globuleux mouillés de larmes la scrutaient. Ses membres étaient affreusement atrophiés et il lui manquait une bonne partie du torse et de la mâchoire.

Pourtant Tom arrivait à lui parler.

« Suzanne. C’est moi.

— Je sais que c’est toi idiot. »

Elle se dirigea vers son ancien amant. Elle pouvait se ressouvenir enfin. Le touchant ce qui lui restait de son bras gauche, elle se tourna vers l’homme au costume jaune, mais il était déjà parti.

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« Suzanne. Je suis content de te revoir. »

La voix de Tom était si faible, qu’elle dut presque porter l’oreille à sa bouche pour écouter la suite de ses paroles.

« Je n’ai plus beaucoup de temps. Je dois te montrer quelque chose.

— Attends Tom. Qu’est-ce que tu fais ici ? Pourquoi es-tu… comme ça ?

— Oh Suzanne, gémit-il. Comme toi j’ai erré dans les ténèbres, j’ai cherché à comprendre où j’étais et pourquoi j’y étais. J’ai voulu appréhender ce qui était arrivé à notre planète, car j’ai vu ce qu’elle était devenue…

— Je…

— Tu ne te rappelles pas ? Ce n’est rien. Moi aussi j’ai mis beaucoup de temps à me remémorer. Ne serait-ce que ton visage, il m’a bien fallu une centaine année, alors imagine le reste…

— Tom…

— Comme je te l’ai dit. Le temps me manque. Je suis pourchassé par quelque chose dont j’ignore l’identité. Nos conversations ne seront que… brèves et furtives, je le crains. Si tu cherches à comprendre ce qu’il s’est passé, laisse-moi te donner un élément dont j’ai fait la récente découverte.

— Montre-moi. »

De sa main droite presque formée, Tom toucha la tempe de la jeune femme. C’était l’endroit où elle possédait son implant qui jusqu’à présent était resté muet. Une boule de plomb se développa dans son estomac et un éclair aveuglant lui brûla la rétine.

NeoParis et ses lumières n’étaient plus qu’un lointain souvenir lorsque Suzanne sortit enfin de la gare de Bruxelles/Europa City. L’aérotube lui faisait généralement cet effet. Son cerveau n’avait toujours pas pris l’habitude de parcourir près de quatre cent cinquante kilomètres en moins de vingt minutes.

Guidée par le système d’orientation que lui fournissait son implant temporal, elle rejoignit les portiques de sécurité et récupéra son sac à dos. Un androïde au visage féminin lui tendit en imitant un sourire. Il lui souhaita une bonne journée dans huit langues différentes qui lui furent traduites automatiquement par un programme spécifique.

Les couloirs et les escalators qui menaient au métro souterrain n’étaient qu’un défilé de publicités plus colorées et agressives les unes que les autres. Sous la lumière des écrans haute définition, personne ne faisait attention à l’arrestation musclée qui avait lieu au détour d’un corridor.

Soudainement, un drone de la police la fit stopper net. Ses gyrophares bleu et rouge lui éblouirent les yeux qu’elle camoufla derrière son bras droit.

« Veuillez retirer votre bras. Ceci est un contrôle d’identité, crissa un petit haut-parleur situé au-dessus d’une lentille optique grosse comme un œil.

— Excusez-moi, lui répondit Suzanne en veillant à bien écarquiller les yeux.

— Le tort est partagé, Suzanne Courtois. Née le 24 juin 2069 à Angoulême. Navré pour le dérangement. Bonne journée à vous. »

L’âge des corporations avait miraculeusement rendu les drones plus polis que la moitié de la population de la planète.

Le contrôle rétinien terminé, le droïde fit tourner ses moteurs à plein régime puis s’engouffra dans un autre tunnel. Suzanne reprit alors sa route.

Les panneaux d’affichage indiquaient un prochain train dans deux minutes. Son système d’orientation le corrigea en trois minutes avant qu’une petite alerte sonore lui précisa la mise à jour de son fil d’actualité.

Le sujet sur un groupe de hackers laissa place à l’information du jour : l’audition de Tom Lionheardt allait commencer dans quelques heures au Grand Parlement Européen sous la supervision des Nations Unies. Suzanne pressa le pas et rejoint finalement le quai de la station.

Le métro souterrain d’Europa City ressemblait à ceux que l’on pouvait trouver dans les vastes villes asiatiques. Il était propre, bien éclairé et silencieux. Après plusieurs minutes de trajet, son implant l’invita à descendre. Elle était arrivée au Parlement, cet imposant cube de verre bleuté de cinquante étages.

Ce jour-là, le drapeau des Nations Unies flottait aux côtés de la couronne à trente-six étoiles. Il faisait chaud, mais le soleil était masqué derrière les gigantesques tours des conglomérats internationaux et interplanétaires, dont celle de la Lionheardt. Aegon Limited, Hanzo-Kobayashi, Novan-Kamiru, RenaultCAR, H3l4n, MiliCorp, SpaceX, Boewer&Fetch… toutes surplombaient cette instance diplomatique égarée en plein cœur du second quartier financier au monde. Le troisième du système solaire.

Une marée humaine se rassemblait devant l’édifice. Les slogans et les pancartes exigeaient des accords sur le climat. Un monde plus juste. La fin de la précarité. L’arrêt de la cryogénie forcée d’opposants politiques.

Une alerte apparue sur le coin gauche de son champ de vision. C’était un message de Tom. Il lui demandait de ses nouvelles et lui annonça que Jéricho était partie à sa rencontre. L’interface dispensée par son implant révéla un plan de la place. Devant les contrôles de sécurité, un point orange clignotait.

Là l’attendait Jéricho qui, malgré ses yeux mauves de robot militaire, n’était pas un androïde au sens strict du terme. Comme Tom aimait s’en vanter, sa création possédait une IA décentralisée unique en son genre. Cette dernière opérait depuis les serveurs géostationnaires de la Lionheardt. Elle n’avait pas accès à toutes les sociétés de la corporation, mais elle gérait pour le moment les travaux que Tom estimait les plus importants.

« Bonjour Suzanne. Avez-vous fait bon voyage ? lui demanda poliment le pantin d’acier.

— Bonjour Jéricho. Ne vous ai-je pas trop fait attendre ?

— Juste assez pour que je puisse compter le nombre d’oiseaux. »

La réponse était étonnante, mais Suzanne n’osait pas imaginer comment fonctionnait l’esprit d’une IA.

« Il n’y en a malheureusement que quatre. »

La jeune femme sourit tristement. L’émotion dans la voix de Jéricho n’était qu’un programme. Mais un programme anormalement bien conçu.

L’androïde l’invita ensuite à gravir les marches du Parlement. Plusieurs drones de sécurité vinrent voleter au-dessus de leurs têtes, mais Jéricho les chassa d’un geste de la main. Un officier humain haussa les sourcils puis reprit ses contrôles. La Lionheardt, comme toutes les autres corporations, était ici chez elle.

« Thomas se sent prêt ? Il ne m’a parlé que succinctement de son projet. Je ne le crois pas en lien avec ce pour quoi il m’a recruté il y a quelques mois. J’ignore moi-même ce que je fais réellement ici, demanda Suzanne après avoir passé les portes de verre automatiques.

— Thomas vous apprécie beaucoup. Depuis que sa course aux étoiles est en stand-by, ce projet est le plus important de sa vie. J’en suis même quelque peu jaloux. »

Jéricho grimaça. Le programme gérant ses zygomatiques avait dû rencontrer un problème, mais le résultat mit tout de même Suzanne mal à l’aise. L’IA le remarqua et sa marionnette réajusta ses traits.

« Sais-tu pourquoi il m’a fait venir ? »

Ralentissant sa marche, Jéricho tourna de nouveau son regard vers Suzanne. Ses yeux mauves la sondèrent. Il sourit, mais cette fois-ci sans accrocs.

« Entre nous, je pense qu’il avait besoin de vous auprès de lui. L’exercice est délicat. Une présence familière et amicale était nécessaire. »

La montée fut brève. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et Jéricho la guida à travers un couloir plus étroit. Ils croisèrent plusieurs diplomates ainsi que les responsables de lobbies influents.

Sur les écrans fixés aux murs, le Directeur Général des Nations Unies, un homme grand à la peau brune et à l’improbable chevelure grise, était au pupitre. Il parlait du réchauffement climatique et de l’élévation du niveau des mers qui avaient rayé de la carte la moitié des Pays-Bas l’hiver dernier.

Elle ne put entendre la suite du discours. Jéricho avait désormais accéléré le pas jusqu’à une porte au bout du couloir. Celle-ci était gardée par deux androïdes au visage féminin de la Lionheardt.

À leur côté se tenait un homme large aux bras de métal dissimulé sous un costume au goût navrant. Le gorille grimaça, dévoilant rides et cicatrices chirurgicales. Suzanne se demanda ce qu’il restait d’organique chez lui. Derrière eux, trois drones de sécurité étaient apparus de nulle part.

« La foule dehors les rend nerveux, dit Jéricho avant de laisser place à la scientifique. Et les androïdes militaires ne sont pas admis au sein du Parlement. »

À l’intérieur, Tom se tenait debout derrière un bureau de verre surchargé de dossiers et d’ordinateurs portables. Il revêtait un costume vert-de-gris en col mao. Il avait enfilé les lunettes qu’il gardait pour les grandes occasions. Un cadeau de son père.

À la vue de Suzanne, le milliardaire sourit avant d’arrêter d’un geste de la main l’hologramme qui émanait du projecteur mural. D’un autre geste, il éteignit l’écran de télévision situé sur sa droite.

« Suzanne ! Enfin ! s’exclama Tom. Je t’en prie, installe-toi. »

Avant de faire le tour de son bureau, son hôte désigna un fauteuil en faux cuir et lui proposa dans la foulée un verre de jus, ce qu’elle refusa.

La dernière fois qu’ils s’étaient vus en personne remontait à l’été quand Tom était passé entre deux coups de vent à son laboratoire. Depuis, ça avait été le silence radio.

Thomas avait l’habitude de disparaître pendant des périodes prolongées et reprendre une conversation interrompue des mois auparavant à l’endroit même où celle-ci s’était arrêtée. Pour Suzanne, cela avait été l’un des premiers motifs de leur rupture.

« Je suis vraiment navré de te faire venir de Suisse pour ça. D’autant que nous aurions pu nous revoir à Lucerne avant tout… tout ce tapage.

— Pourquoi suis-je là, Tom ?

— Diantre, Suzanne. Tu apprécies enfin la Suisse à ne plus vouloir la quitter. »

Elle le fusilla du regard.

« Tu ne consultes jamais les infos ? La crise est mondiale. Notre bien trop petite planète se meurt », dit Tom en rallumant le projecteur holographique.

Sur le bureau apparaissaient désormais les Alpes suisses. Suzanne reconnut la ville de Lucerne et celle d’Altdorf. Sous la montagne du Dammastock se dessinaient les plans de l’immense complexe souterrain. Mais celui-ci comprenait de nouvelles annexes aux proportions titanesques.

« Ce que je cherche à bâtir touche chaque continent. En plus du Dammastock, j’ai entamé la construction d’infrastructures dans le désert du Mojave et aux abords de Lhassa, près du centre déjà existant.

— Il fut difficile de convaincre les Chinois, mais le Tibet leur convenait, commenta Jéricho.

— Que souhaites-tu fabriquer ? Pourquoi le présenter ici, avec l’ONU ? »

Une étincelle apparut dans les yeux de son interlocuteur. Suzanne connaissait ce regard et il précédait l’exercice préféré de son ancien petit ami : le long monologue prophétique. Elle avait ouvert la boite de Pandore.

« Tu te souviens de ce qu’on disait sur l’horizon 2050 ? Puis 2100 ? Un mirage ! D’ici 2150, peu importe le nombre de colonies sur Mars. Peu importe si la NASA, le PCC ou l’agence européenne atteignent la ceinture d’astéroïdes, car nous serons tous morts.

— Vas-tu enfin m’annoncer ce dont il est question ? »

Il désigna alors l’hologramme.

« Des fusées. De gigantesques engins balistiques à hydrofuel. »

Les annexes du complexe comportaient un silo. Le plus gros silo que la jeune femme ait été donné de voir. Celui-ci portait le nom symbolique de Josias-01. Puis, l’hologramme se volatilisa et une autre image en trois dimensions commençait à charger.

« Comment pourraient-elles régler le réchauffement climatique ? demanda Suzanne. Tu as repris ce projet fou de tous nous envoyer dériver dans le vide à la recherche d’un Nouveau Monde ? »

Thomas pouffa. Son Arche de Noé du XXIIe siècle n’était donc visiblement pas le sujet de leur discussion. Il était définitivement passé à autre chose et cela était plutôt curieux.

Les plans du complexe souterrain avaient désormais totalement disparu et la planète bleue apparut, flottant dans les airs à quelques centimètres de la surface du bureau occupé par Tom.

D’un geste de la main, il zooma sur les différents sites de lancement, d’abord la Suisse puis les États-Unis et enfin le Tibet. De la base chinoise se dessina un trait lumineux qui monta dans la stratosphère. Josias-03 ressemblait à une tête atomique boursouflée. Arrivée à quarante-cinq kilomètres d’altitude, il explosa libérant une myriade d’étincelles.

L’hologramme mit ensuite en relief la structure chimique de cette pluie d’étoiles. C’étaient des composés dont Suzanne ignorait l’existence. Il y en avait des quantités considérables.

Un calcul se réalisait en arrière-plan. Une fois que le ciel fut recouvert de son nouveau manteau de constellations, la température de la planète se stabilisa. Elle était désormais retournée à l’âge climatique précédent la période industrielle.

Finalement, la simulation se dérégla et Tom éteignit le projecteur.

« Ce n’est pas encore très équilibré, mais c’est le mieux que l’on peut faire pour figer la fonte des glaces en éliminant la presque totalité du dioxyde de carbone par agent chimique.

— Des fusées ? Ce sont plutôt des missiles. Combien va coûter ce projet ? demanda Suzanne.

— Trois fois le PIB de la planète.

— Et de la lune. Combinée », compléta Jéricho.

Le terminal de Lionheardt sonna. Elle reconnut la musique, c’était leur préféré à l’université. Un androïde apparut à l’écran. Il annonça à son interlocuteur que son allocution allait commencer et qu’il devait rejoindre l’auditorium.

Suzanne trouva curieux que la requête ne se fasse pas directement via implant temporal puis elle se rappela que son ancien petit ami n’aimait pas que n’importe qui rentre dans sa tête.

« Et donc ? Pourquoi me faire venir ? demanda Suzanne tandis que Tom rangeait l’un de ses P.C.

— Ce projet n’est que la première pierre de l’édifice. L’un des sommets du triangle ! répondit-il en désignant les ordinateurs et feuilles de notes qui jonchaient encore le bureau. La suite du plan dépendra en grande partie de toi.

— De moi ? » s’étonna Suzanne.

Face à la fenêtre, Tom réajustait le col de son costume. Il déglutit puis pris la parole :

« Comment avancent tes travaux ? Le complexe du Dammastock te plaît ? »

« Le programme progresse, oui. Les projections sont bonnes. Tout le monde se démène… et sans IA pour fureter dans nos dossiers nous nous en sortons très bien. Je ne vois cependant pas le lien avec tes fusées… »

Fixant la vitre, Tom se frottait désormais la tempe. Suzanne eut la curieuse impression que du sang constellait maintenant le bout de ses doigts.

Il toussa.

« Tout va bien Tom ? »

Il la fixa par l’intermédiaire de son reflet. L’espace d’un instant, elle crut apercevoir une étincelle étrange à travers son regard.

« Un peu malade », confia-t-il.

Le petit écran du terminal de verre clignota. L’androïde réapparut, mais Tom coupa la transmission.

« Suzanne, reprit-il. Je ne t’ai pas fait venir ici pour que tu me valides que notre projet commun était en bonne voie. J’aurais pu le faire en holoconférence. Et pour être honnête, je connaissais déjà la réponse. »

Il marqua une pause.

« Reste pour le discours. J’ai besoin de te voir dans la salle. Je t’en conjure. »

Il lui sourit et elle se rendit compte à quel point ce sourire lui manquait. Elle crut apercevoir des larmes aux creux de ses yeux bleus.