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L'Empire de Cendres
CHAPITRE 16 : SUZANNE

CHAPITRE 16 : SUZANNE

Lucerne avait réussi à muter en une Renaissance, souvenir d’une gloire passée. Le hameau de Trisstiss, quant à lui, était bien différent.

Au temps des corporations devait s’y trouver un échangeur d’autoroute reliant Lucerne à la suisse francophone. Aujourd’hui, les masures de béton broyé et d’acier rouillé s’agglutinaient contre les pans d’asphaltes effondrés. Au cœur de la forêt d’arbres secs, on aurait pu croire que la ville s’était construite sur le corps d’un grand serpent vaincu, reposant sur le sol de cendre.

Son guide épiait les abords de la cité depuis maintenant une heure. Suzanne quant à elle, s’était réfugiée dans l’habitacle d’une moissonneuse-batteuse abandonnée presque ensevelie. Assisse dans le fauteuil en métal, elle songeait à sa future rencontre avec Marian.

Elle visionnait encore la vidéo des archives de Sileo qu’elle avait pu enregistrer sur son implant. Elle fixa quelques minutes l’homme au costume jaune avant de la fermer de nouveau. Cela faisait plusieurs jours qu’elle n’avait plus ses visites. Ni celles de Tom. Toute tentative de connexion au cyberespace avait été vaine depuis l’incident de l’Antre de Bacchus.

« Tout va bien ? »

Erol venait de passer sa tête à travers le pare-brise.

« Oui. As-tu vu quelque chose ? répondit Suzanne.

— On touche au but. Approche », la rassura-t-il avant de lui tendre la main.

Elle ne lui faisait toujours pas totalement confiance, mais l’attitude d’Erol avait été jusqu’ici irréprochable. La jeune femme sourit pour dissimuler son tracas, et il lui rendit aussitôt. Puis, tous deux quittèrent discrètement la lisière du bois pour rejoindre les premières maisons aux toits de tôles gondolées.

Camouflés par la pénombre et le brouillard, ils traversèrent un champ en friche et un pâturage depuis lequel un troupeau de vaches aux corps musculeux les suivait d’un regard vide. Ils ne virent personne aux encablures du hameau. Seul un chien aboya à leur passage avant de se résigner à cause de son âge avancé.

Ce fut l’unique résistance qu’ils rencontrèrent avant de rejoindre la première ferme. Les portes de la ville étaient ouvertes. Les gardes, s’il y en avait, s’étaient absentés.

À l’abri d’un château d’eau, ils purent apercevoir les différents niveaux du maigre village. Au-delà des premières maisons se dressait une palissade d’acier et de fil barbelé. Derrière elle, des habitations clairsemaient les pans de béton jusqu’à une terrasse supérieure depuis lequel brûlait un immense bûcher.

De celui-ci semblait émaner un curieux effluve, qui complétait celle des circuits carbonisés qu’Erol avait visiblement aussi remarqués. Elle n’arrivait cependant pas à mettre la main dessus.

Un mouvement brusque fit sursauter Suzanne. Il provenait d’un corbeau s’envolant depuis une cage de fer surplombant la herse de métal qu’ils avaient rejoint.

Erol l’arrêta au moment où elle se toucha le gibet. Quand la chaîne le maintenant tourna, elle crut voir apparaître un corps squelettique suivi d’une forte odeur de pourriture. Lorsqu’elle eut un hoquet, l’archéologue saisit l’une des torches qui brûlaient près de la porte et se rapprocha d’un bond.

« Je connais ce type », murmura Erol en faisant tourner la geôle sur elle-même.

L’acier grinça. Le mort dévoila son visage émacié. Ses yeux n’étaient plus que deux trous béants. Suzanne était certaine d’avoir vu quelque chose bouger à l’intérieur.

« Marian ? bégaya celle-ci.

— Non, la rassura son interlocuteur. Un vieil ami. N’est-ce pas Reinor ? »

Inquiet que Marian ait pu subir le même sort à son arrivée, Suzanne invita Erol à poursuivre leur route.

Selon lui, si le doyen était parvenu en Trisstiss, il avait de toute évidence fait halte à l’auberge de la cité. À défaut de le découvrir aux portes de cette dernière, elle devait se trouver dans les hauteurs, là où rougeoyait toujours le bûcher. Ils finirent par rejoindre ce dernier après avoir zigzagué à travers d’étroites ruelles à l’odeur de purin.

Entourant le foyer, une foule d’une centaine d’âmes buvait les paroles inaudibles d’une femme drapée de blanc ayant pris position sur un échafaudage de fortune.

Passant inaperçue à travers la populace hypnotisée par le spectacle, Suzanne s’approcha afin d’entendre le sermon, mais se figea sur place, car c’était une nonne. Elle portait la même robe que celle qui accompagnait le Juge-Exécuteur lors du guet-apens de l’Université. À son cou pendait le symbole mystérieux en fer forgé. Mais elle ne possédait pas les yeux en miroir que sa consœur de Renaissance.

À contrecœur, la jeune femme décida d’avancer un peu plus, mais Erol la reteint de sa main gantée. Lui serrant le bras, il désigna du menton la prêcheuse. Il avait dû aboutir aux mêmes conclusions qu’elle.

Devant eux, la nonne continuait à haranguer les badauds et les gardes qui avaient abandonné leurs postes. Elle gesticulait de manière à capter les regards. Chaque mot était pesé et ses idées accompagnées de silence pour que le plus simple d’esprit puisse assimiler chaque information.

Tandis que de la foule s’élancèrent des clameurs, Suzanne, irrémédiablement intriguée, s’immisça enfin jusqu’aux premiers rangs. Dans l’air flottait cette curieuse odeur. Définitivement, un mélange de chair brûlé et de métal chauffé à blanc. Se retournant, elle croisa le regard d’Erol qui était sur ses talons, la main sur le pommeau de son sabre. Il semblait inquiet.

Derrière l’harangueuse se tenaient deux soldats en armures intégrales semblables aux gardes de la cité. C’étaient de vieux modèles européens bricolés et peints en blanc. Sur leurs tabards, le triangle cerclé de l’Inquisition, tel un œil faisait peser une menace invisible sur les fidèles.

Les deux combattants maintenaient à genou une femme aux yeux bandés et recouverte d’une robe noire que la nonne présenta à la foule comme une sorcière.

« Nous voilà dans un nouveau guêpier », grogna Erol en surveillant du coin de l’œil qu’aucune oreille ne traînait parmi le public.

L’archéologue était heureusement assez près d’elle pour étouffer son cri de sa main gantée lorsque son regard put enfin se poser sur le brasier. Car au centre des flammes se tenait une forme humaine, noircie par le feu. À genou, l’infortuné était recroquevillé, les poignets liés entre eux et les paumes ouvertes vers le ciel. Il avait passé ses derniers instants à implorer.

Suzanne déglutit tandis qu’Erol ôtait ses doigts de ses lèvres. Elle était en train d’assister à une exécution et cette oratrice qui haranguait les badauds en était l’instigatrice.

Erol lâcha soudainement un juron qui fit tressaillir dans la foule, une femme au visage criblée par une ancienne vérole. Derrière sa cataracte, elle jugea son guide avant de se détourner.

« Je reconnais cette silhouette dans les flammes. Il ne faut pas traîner. Viens, maintenant ! » lui murmura Erol tandis qu’il lui agrippait de nouveau le bras droit.

Quittant les lieux, Suzanne croisa le regard de quelques paysans qui semblaient tout aussi effrayés. Les fanatiques occupaient le premier rang, les indirectes victimes le dernier.

Au cœur de la place, à l’épicentre de la barbarie, la nonne avait repris son discours. Les cris d’approbation de la foule résonnèrent une nouvelle fois quand elle parla de magie et d’autres fantaisies.

« Nous n’avons plus rien à faire ici. »

Erol s’était arrêté net à l’abri des regards.

« Que se passe-t-il ? demanda Suzanne qui sentait une boule de plomb se former dans son estomac.

— Ils ont eu Marian. »

Tétanisée, Suzanne se figea sur place. Il fallut toute la volonté d’Erol pour la tirer hors du square.

La taverne où ils s’étaient réfugiés était toute non moins austère que le reste de la ville suspendue. De sobres tables de bois noir étaient disposées à travers une pièce au plafond si bas que Suzanne manqua de se cogner le front à plusieurs reprises sur les poutres apparentes. La solitaire décoration de l’institution résultait en une étrange affiche de propagande française qui semblait au moins aussi vétuste que la cité.

Seule âme qui vive dans l’établissement, un vieil homme à l’improbable moustache en croc dépoussiérait des verres fêlés derrière un comptoir miteux.

Erol, après avoir fermé la porte derrière eux, interpréta alors le jeu du simple voyageur :

« La nonne vous priverait-elle de votre clientèle, humble ami ? » demanda-t-il au moment où il prenait position au bar.

Suzanne alla s’installer à ses côtés où elle échangea un regard furtif avec le tenancier. Ce dernier finit par lui sourire, dévoilant une cicatrice au niveau de la glotte.

« La nonne ? »

Le sosie de Dali avait une voix très caverneuse qui faisait contraste avec sa faible stature.

« Elle a réservé la plupart des chambres de cet établissement. Elle a été envoyée ici il y a quelques jours sous ordre d’un Juge-Exécuteur », poursuivit le tenancier en proposant d’un geste de leur servir un verre.

L’étau se resserrait une fois encore autour d’eux comme ce fut le cas avec Marian. Suzanne en était furieuse. La peur avait finalement laissé place à un sentiment de haine contre l’Inquisition et tout ce qu’elle représentait. Elle ressentait également une cruelle déception.

Erol, quant à lui, continua de jouer les voyageurs curieux :

« Sauriez-vous où trouver des montures ? Ou un véhicule peut-être ? Nos maudits canassons n’ont pas tenu le coup !

— Où avez-vous acheté vos bestioles pour qu’elles cannent aussi vite ? demanda le barman.

— Plus à l’ouest, répondit Erol. Ces truands de Franciens nous ont refilé de la camelote. On ne peut pas faire confiance aux gens de la côte !

— Ah ! C’est chaque fois la même chose avec les mangeurs de grenouilles. Le plus simple reste cependant la diligence motorisée. Il y a un excellent service à Montblazon. »

Le tenancier continua sa palabre. Erol et Suzanne s’échangèrent des regards alors qu’il essuyait trois chopes de bois qui furent rapidement d’une propreté impeccable. Puis, de derrière le comptoir il sortit un fût de jus poussiéreux et en versa trois parts équitables.

« Vous vous rendez à Renaissance ? J’ai entendu dire que ça bougeait pas mal par là-bas. L’inquisition à l’Université c’est du jamais vu ! Enfin, je ne suis pas étonné. Regardez donc ce qu’ils font ici. Je les pensais bannis des terres de la Fondation. »

Bien que Erol n’eut aucun mal à supporter le breuvage, la forte odeur rance qui émanait du liquide brunâtre révulsa Suzanne. Son dégoût passa cependant inaperçu tandis que l’attention des deux hommes fut portée à la nouvelle clameur qui s’élevait dehors.

« Cet homme sur le bûcher… commença son compagnon.

— Mauvaise histoire. Ils l’ont torturé ici même. J’ai pu jeter un coup d’œil un soir que le bougre hurlait comme un goret. Je ne voulais pas que ces animaux tachent mes draps, vous comprenez ?

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— Pas vos priorités, mais continuez, le pressa Erol.

— Ils lui ont retiré des espèces d’implants là. Comme les gens de Renaissance ont, ou ceux à la peau de caramel et aux yeux bridés qui viennent du sud. Un par un je vous dis, à la tenaille. Mais il y en avait trop… il en sortait de tout son corps.

— Les sadiques… commenta Erol.

— On lui aussi arraché son collier avant de le jeter dans l’égout avec le reste !

—  Un collier ? demanda Suzanne.

— Oui ce petit collier là, lui répondit le vieil homme. J’ai pu le récupérer en me salissant un peu les mains. Il avait l’air d’y tenir grandement. Il s’est débattu comme un diable afin de le faire disparaître dans les canalisations, avec ses propres entrailles de fer ! J’ai suivi la curée pendant toute sa durée. Les Paladins n’ont rien vu eux. »

Il leur montra alors un petit pendentif métallique suspendu à une chaîne en argent. Suzanne le compara à un minuscule disque dur portatif très abîmé. Elle remarqua qu’il intéressa fortement Erol, mais le tenancier le remit dans son veston.

« La nonne est timbrée. Il vous faut cependant vous méfier des deux Paladins qui l’accompagnent. Ne les laisser pas s’approcher de la demoiselle à la teinte si blanche.

— Nous tâcherons de nous en souvenir », le remercia Erol auquel le tavernier répondit d’un hochement de tête.

Après cette confirmation, la déception se lisait aussi sur son visage. Comme elle, il essayait de garder son calme.

« Avant que nous partions, l’adoratrice des flammes a parlé d’une sorcière. Que pouvez-vous nous dire là-dessus ? Est-ce de coutume sur ces terres ? » demanda alors Suzanne.

Erol n’avait pas eu le temps de la stopper, mais il la fusilla du regard bien qu’elle n’y porta pas attention.

« Grand Ciel, non ! se défendit l’aubergiste en tentant de faire baisser le volume de la conversation. La situation est bien plus compliquée dans son cas. Certains diront qu’elle l’a bien cherché. 

— Est-elle d’ici ? demanda Erol à leur interlocuteur.

— Elle ou il… on ne sait pas trop ce que c’est dans ce pantin d’acier à la forme de femme. Mais de Trisstiss, oui. Enfin, des terres à la frontière des dunes. Près des tertres, balbutia-t-il. C’est de la sorcellerie pour ce que je suis au courant en tout cas. Pas besoin du Juge-Exécuteur pour savoir cela. L’homme aussi était un sorcier ! »

Suzanne ne s’étonna pas de voir les implants comparés à de la magie. Déjà à son époque, certains étaient toujours allergiques à la technologie comme aujourd’hui l’Inquisition. Et ils ne provenaient pas forcément de provinces reculées.

Le tavernier en rangeant les chopes sale, ne s’attendait pas à trouver celle de Suzanne presque pleine. Il renversa une grande partie du jus sur le comptoir.

« Ça avait un comportement hautement déviant, reprit-il. Ça parlait tout seul, marchait nu dans les champs la nuit, apprivoiser des bêtes sauvages, ce genre de choses. Sorcellerie, vous dis-je.

— Rien de cela n’est sorcellerie, lui rétorqua amèrement Suzanne

— Vous la verrez mieux demain matin, avec le second procès public. Ce n’est pas tous les jours que l’Inquisition attrape deux technomanciens en pleine campagne ! compléta le tavernier avant de prendre la direction de la pièce arrière. En attendant, ne bougez pas. Je vais chercher les clés de vos chambres dans la réserve. Je suppose que vous êtes aussi là pour ça ? »

Aussitôt, Suzanne se tourna vers Erol, car celui-ci venait de frapper le comptoir de son poing d’acier.

« Une technomancienne ! souffla-t-il à mi-voix. Ce n’est pas une coïncidence qu’elle se trouve ici avec Marian.

— Tu penses qu’ils avaient rendez-vous ? demanda Suzanne qui commençait à comprendre la situation.

— Forcément !

— Quel est le plan ? Par quels moyens pouvons-nous la ramener à Lucerne ? » s’enquit Suzanne alors que l’espoir ressuscitait en elle. 

Erol passa sa main dans ses propres cheveux, las. Il s’apprêta à prendre de nouveau la parole pour lui répondre quand la porte de la taverne s’ouvrit à la volée. Là, un ivrogne tituba, un rouleau de parchemin entre les doigts.

« Corbeau de Renaissance ! La Fondation est tombée. L’Inquisition règne. Les Hautes Terres ne sont désormais une dictature fasciste religieuse dirigée par la Sainte-ni-touche de Maev ! »

L’homme fut aussitôt chassé au retour du tenancier qui les invita à monter les marches jusqu’à leur chambre.

« Je commence à être à court d’options », lâcha finalement Erol qui se remettait difficilement de la nouvelle.

Suzanne n’osait pas aborder le sujet de Sileo. De toute façon, il était idiot de tirer des conclusions sans de plus amples informations. Elle espérait juste qu’il ne partageait pas le même sort que Marian ou de l’autre captive.

Ils avaient passé la nuit à gamberger. Marian décédé et Renaissance tombée, les choses allaient au plus mal.

« Différente option, reprit Erol pour la dixième fois depuis que le jour s’était levé.

— Oui ? »

Suzanne avait la tête embrumée. Elle avait réussi à dormir quelques heures dans le lit unique après avoir essayé sans succès de se reconnecter au réseau à l’aide de son implant. Rien n’y faisait, le cyberespace et internet étaient silencieux. Erol lui, avait passé une nuit blanche à réfléchir et ses yeux étaient injectés de sang.

« Le Dammastock. Toi et moi. On démêle tout ça nous-même, sans Marian. »

Son front était calqué à la seule vitre de la pièce, enveloppant de buée la fenêtre.

« Tu m’as dit que tout le complexe était parti en flamme. »

Il se cogna plusieurs fois la tête et Suzanne du l’arrêter. Il était à deux doigts de la folie. D’un geste brusque, il arracha l’emblème de l’arbre creux de sa ceinture et le jeta dans les braises de la cheminée. Suzanne le regarda faire, la main sur la nuque. Elle aussi était complètement désemparée.

On frappa brutalement à la porte. Le tenancier leur indiqua que leurs chevaux étaient prêts.

Un peu plus tard, Erol s’absenta payer la note. La jeune femme attendait son retour, allongée sur le lit. Elle se forçait à manger l’un des fruits à la couleur douteuse que leur hôte leur avait apportée au petit matin en guise de petit déjeuner. Elle aurait tué pour un café ou n’importe quoi de sucré. Ici tout était si fade.

Un bol de céréales ! Mon royaume pour un bol de céréales !

Cela faisait maintenant plusieurs nuits que ses rêves n’étaient plus aussi vivants. Certes des souvenirs remontaient toujours ce qui lui permit de remettre en ordre certains événements passés, mais l’homme au costume jaune ne venait définitivement plus. Il ne provenait pourtant pas du web. Ils avaient pu dialoguer alors qu’elle était hors ligne.

« Mais alors où puis-je trouver des informations ? Si le complexe a brûlé que me reste-t-il ? toussa-t-elle tandis que la fenêtre entrouverte par les coups d’Erol laissait entrer la neige jaune.

— Ceci ! » Répondit Erol en passant la porte.

Elle sursauta. L’archéologue tenait dans sa main le petit médaillon argenté de Marian.

« Le tenancier te l’a donné ?

— Contre les quelques pièces qui me restaient. Je lui ai fait comprendre qu’il ne valait mieux pas que l’Inquisition le voit avec ça ! Surtout après la chute de Renaissance…c’est une maigre piste, mais sais-tu ce que c’est ?

— Oui, c’est un disque de stockage de données. »

Il fut déçu d’avoir été devancé sur la question.

« Si on ne déniche rien dessus, on pourra le revendre, dit-il afin d’être tout de même fier de son larcin.

— Bravo… » le félicita sarcastiquement la jeune femme.

Erol fit la moue.

« Sinon, comment allons-nous lire ce qu’il y a dessus ? Où pourrait-on trouver un autre terminal ? » demanda Suzanne en pensant à celui de Sileo.

En descendant les escaliers, elle songea alors au cyborg. À ses côtés, Erol devait avoir capté la lueur dans son regard, car il lui barra aussitôt la route :

« C’est hors de question.

— Comme tu l’as mentionné ! Ils ne courent plus les rues, s’énerva Suzanne en forçant le passage au-dehors.

— C’est beaucoup trop dangereux ! »

Après avoir quitté l’auberge, Erol talonnait maintenant Suzanne à travers la foule qui s’amassait déjà sur la place centrale.

« Et si elle devait rencontrer Marian ? Elle saura sûrement quelque chose !

— On l’ignore ! C’est peut-être encore une coïncidence ! »

Erol avait haussé le ton.

« Elle ne portait pas de costume jaune à ce que je sache ! »

Suzanne s’offusqua :

« Vraiment, Erol ? C’est vraiment tout ce que tu trouves à dire. »

Il balbutia avant de se confondre en excuses.

« Si c’est un terminal que tu cherches, nous en découvrirons un autre. L’Inquisition n’a pas étendu son pouvoir sur toutes les Hautes-Terres !

— Et elle ? Tu y as pensé ? poursuivit Suzanne qui ne comptait pas en rester là.

— Elle, quoi ? Nous sommes deux avec un unique pistolet. Tu veux te battre une nouvelle fois contre ces brutes après ce qu’ils ont fait à.… à Octave et à mon frère ! »

Il criait presque, suscitant les regards.

Sur la place, la nonne avait repris sa plaidoirie de bon matin. Elle était entourée de ces deux gardes du corps maintenant une boite en fer. Houspillant la foule pour leur manque de foi, la none blanche pointa en direction de cette dernière que l’un des hommes de main ouvrit à la volée.

Tandis que les montants chutèrent sur le sol pavé dans un fracas presque entièrement couvert par les huées des locaux, la jeune femme apparut aux yeux de Suzanne.

« Elle donne l’impression d’avoir été roulée dessus… » maugréa Erol, suscitant de nouveau quelques regards auxquels il ne prêta nulle attention.

La technomancienne faisait en effet peine à voir. Ses cheveux devaient autrefois être teintés d’un vermeil éclatant, mais étaient aujourd’hui, tout comme son corps, recouvert de terre et de sang brun. Elle portait des traces de coup et de torture. Son nez avait été brisé plusieurs fois et certain de ses dents arrachées. Ses bourreaux la forcèrent à se relever, la dévoilant nue aux yeux de la foule.

Soudain, un puissant crissement pulvérisa les tympans de Suzanne comme si on lui avait enfoncé une épingle à tricoter chauffée au fer rouge à travers le conduit auditif. Elle étouffa un cri avant de porter les mains sur ses tempes quand sa vision devint noire. Un son de friture lui envahit les oreilles. C’était le même son que les radios au moment où elles changeaient de fréquence.

Le grésillement se traduisit visuellement et des taches blanches apparurent à intervalle régulier. Un beau loup sombre aux yeux de brumes parut et se dissipa tandis qu’elle retrouva la vue.

Suzanne sentit finalement une main sur son épaule. C’était la poigne d’Erol qui la secouait pour lui faire reprendre ses esprits. Elle ressentait le regard d’une dizaine de paires d’yeux sur elle.

Erol cria. Le visage de son guide était presque collé au sien. Il transpirait. Aucun son ne provenait de sa bouche.

Puis enfin elle entendit des chants. C’étaient des psaumes. Ils émanaient de partout. La voix de la nonne revint. Puis les paroles d’Erol retentirent. Tout était si lointain.

« Suzanne ! Suzanne ! »

Elle eut l’impression de plonger dans une eau glacée et les échos se mélangèrent dans le capharnaüm de la réalité.

La nonne commençait à énumérer les chefs d’accusation après avoir présenté la jeune femme. Elle était désormais attachée à un poteau et suspendue dans le vide, la tête en bas et les yeux clos.

« Peux-ton agir ? » demanda alors Suzanne qui avait encore la vision trouble après cette rapide perte de connaissance.

À cette question, l’érudit fit plusieurs allers-retours entre la jeune femme et l’inculpée.

« Quoi ? Mais tu… c’est beaucoup trop risqué. Nous avons trop à perdre, lança Erol la voix tremblotante. Repartons vers l’écurie et quittons cette ville, droit vers l’ouest ! Nous pourrons nous débrouiller tout seuls à trouver un terminal ! 

— N’as-tu pas au moins envie de leur faire payer pour Octave et ton frère ? »

Face à la foule, la prisonnière était mise au pilori et recevait désormais injures et légumes en décomposition sous les rires sonores des badauds. L’un des Paladins parcourait de sa lame les cicatrices de chirurgie de la jeune femme. Avec une pince métallique chauffée à blanc, il lui arracha des lambeaux de peau sanguinolents.

« L’Inquisition est toute puissante et la populace veut du sang, se résigna l’archéologue. Seul le Ciel sait quand le Juge-Exécuteur ou Maev peuvent retrouver notre trace ! Ne traînons pas là où la bataille est perdue ! Avance, maintenant. »

Sous la pression d’Erol, ils parvinrent finalement à s’extirper de la foule en direction de l’écurie.

Retournée par le sort que subissait la captive, Suzanne monta sur l’une des lanternes qui décoraient les rues. De son promontoire, elle put apercevoir la totalité de l’échafaudage. Le silence régnait désormais tandis que l’un des Paladins écorchait petit à petit le cyborg. Les yeux toujours clos, ce dernier gardait le silence.

« On ne sait même pas si ça souffre… », dit Erol qui avait repris le terme de cet idiot de tenancier.

S’en était trop ! Depuis la lanterne, Suzanne sauta à terre. Elle parvint à surprendre l’archéologue et à lui subtiliser son revolver avant de grimper à cheval.

Puis, c’est à toute vitesse que sa monture fonça en direction de l’échafaud, piétinant badauds et gardes. Son système de guidage, toujours fonctionnel sans connexion, calcula le meilleur itinéraire à sa demande.

Derrière elle, Erol ne pouvait que lui hurler de revenir.