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L'Empire de Cendres
CHAPITRE 24 : SUZANNE

CHAPITRE 24 : SUZANNE

Il y eut un fracas. Un bruit sourd similaire à celui que pourraient produire deux planètes se percutant dans le vide sidéral pourtant éternellement silencieux. Puis un raclement. Celui de la roche contre la roche, le son que donnerait la naissance d’une montagne.

Tout devint alors plus organique. C’était l’écho d’une fusion. Deux cellules au contact l’une de l’autre. Il y avait une union, un nouvel être.

Du feu et du chaos, il ne restait qu’un timide murmure. C’était celui de l’eau.

Suzanne sentit la pluie sur son visage. Elle tombait sur les toits de tuiles comme un roulement de tambour. L’eau ruisselait le long des murs décrépis et des trottoirs pour se perdre dans les égouts qui débordaient.

L’orage grondait. Il provenait d’au-delà les immeubles par-dessus les nuages gris et noirs. Des passants, un couple et leur enfant se mirent à l’abri sous un abribus. Une moto électrique doubla un cycliste, éclaboussant un marchand de journaux qui se ruait en direction du passage piéton.

Face à elle, appuyé sur la portière du côté conducteur d’une voiture, un individu se protégeait à l’aide d’un parapluie jaune.

La jeune femme croisa le regard du mystérieux visiteur. Il lui fit signe de le suivre et elle marcha en sa direction. Elle resta quelques mètres derrière lui jusqu’à ce qu’il rentre dans un café de style parisien.

L’établissement était bondé. Des habitués accoudés au bar buvaient leurs digestifs tandis que des touristes et des hommes d’affaires occupaient les fauteuils et canapés le long des fenêtres. Une odeur de cigarette masquait celle du café.

L’un des serveurs la salua, plusieurs personnes en costumes la dévisagèrent.

Le visiteur lui fit signe du fond de la salle. Il était assis à une table, un chocolat viennois à la main.

« Appréciez-vous la pluie, Suzanne ? demanda l’homme d’une voix si grave que la crème fouettée de son breuvage vibra sous le poids des mots.

— Dire qu’elle n’est pas la plus douce que j’ai ressentie de toute ma vie serait un mensonge, répondit celle-ci. Dommage qu’elle ne soit pas réelle.

— Les souvenirs sont toujours réels », poursuivit son interlocuteur après avoir plongé ses lèvres dans le chocolat.

Il jouait de nouveau avec elle. Depuis son réveil des profondeurs, il n’avait jamais cessé ses devinettes et ses mystères.

Pendant ce temps, un serveur lui avait apporté une boisson identique sans même qu’elle l’ait commandé. Elle la laissa refroidir. Face à elle, l’homme la dévisageait sans cesse, mais gardait cette fois-ci le silence.

« En connaissez-vous d’autres ? demanda alors Suzanne en portant la tasse à ses lèvres.

— Quoi donc ? » s’étonna l’homme en levant ses sourcils.

Ses mots sonnèrent faux. Il savait parfaitement vers quel chemin le guidait Suzanne.

« D’autres définitions de la réalité ?

— Éclairez-moi. »

Encore une fois, l’homme se défilait. Son jeu devenait lassant.

« La mort. Soit, je suis morte. Soit, nous sommes dans un programme. Et vous êtes une intelligence artificielle. »

Son interlocuteur afficha un large sourire, dévoilant ses dents blanches parfaitement alignées. Il ne semblait pas surpris. Reculant contre le dossier de la banquette, il croisa ses doigts avant de passer sa langue sur ses gencives inférieures.

« Nous voilà deux.

— Suzanne est morte depuis très longtemps.

— Ce n’est pas tout à fait vrai, répondit l’homme.

— Quel est votre nom ?

— Pierre-Marie Kanté. »

Ce nom lui fit écho bien au-delà de sa récente conversation avec Byte. Suzanne Courtois connaissait ce nom. Elle l’avait déjà vu dans les dossiers de l’ancienne scientifique. Il avait rencontré la jeune femme avec qui elle partageait les souvenirs. Il était lié au projet Homo Novus. Il avait travaillé pour Tom Lionheardt. Cette voix, c’était celle de la télévision à Harvard. C’est l’homme qui parlait de la transcendance.

Mais là, devant elle, ce n’était pas Pierre-Marie Kanté. Le professeur du même nom était mort il y a mille ans.

« Thomas Lionheardt était un fou, lança-t-il comme s’il lisait dans les pensées. Cette pauvre Suzy méritait mieux que ce malade.

— Quel était votre lien avec elle ? Qu’avez-vous apporté aux plans de Tom ?

— Le triangle cerclé. Les trois aspects de la Nouvelle Aube. Chaque angle symbolisait un projet : Josias et ses missiles, Lazarus et la transcendance puis enfin Homo Novus et ses clones. Tous étaient connectés.

— Que voulez-vous dire ?

— Les différents Josias devaient nettoyer la surface de la Terre. Lazarus devait permettre aux élites, ou plutôt Thomas, de survivre en se terrant dans le cyberespace sans limites…

— Quant à Homo Novus ? »

L’IA s’arrêta pour tremper ses lèvres dans son chocolat qui poursuivit :

« Suzanne avait été chargée par Thomas de développer des clones.

— Cela avait un rapport avec le dîner dans ce taudis qu’est GrandLyon…

— Oui. Puis, plus tard, Kanté devait mener à bien le projet Lazarus. À cette époque celui-ci ne travaillait plus pour la Lionheardt. Il en avait fini de fabriquer des IA folles pour Tom. Hélas… »

Il marqua une pause. Jamais elle n’avait vu d’IA devenir mélancolique.

« Mais c’est Suzanne qui est d’abord venue consulter Kanté ici, à Kinshasa. Elle avait besoin d’aide. Elle requérait un algorithme.

— Quel type d’algorithme ?

— Thomas voulait que les clones possèdent des facultés hors du commun qu’il était impossible d’obtenir avec ce que la biologie et la génétique avaient autrefois à offrir. Il a par conséquent recruté Suzanne pour en faire des androïdes ultra-perfectionnés. Un mélange d’humain et de machineries nanotechnologiques.

— Et donc pourquoi l’algorithme ?

— C’est plutôt compliqué. Disons que ces premières versions d’Homo Novus manquaient de stabilité. Le problème était qu’à l’instant même où ils ouvraient les yeux, ils étaient inondés d’informations que leur cerveau… leur esprit neuf ne pouvait comprendre. L’algorithme d’apprentissage de base pour les IA classique ne pouvait pas tout cerner…

— Vous avez donc créé un nouvel algorithme d’enseignement reposant sur des souvenirs réels digitalisés. À partir de ceux de Suzanne.

— Oui, vous êtes aussi brillante que cette dernière ! Son implant, et d’ailleurs celui de tous les clones, actualisait leurs pensées au sein des serveurs internes du complexe secret. De ce fait, ils nourrissaient de colossaux flux de données ces algorithmes d’apprentissages nouvelle génération. De quoi produire des esprits humains artificiels.

— Les clones masculins détenaient-ils les souvenirs de Tom ?

— Les clones masculins à l’effigie de Thomas n’ont jamais atteint la maturité. En outre, peu de clones féminins ont survécu aux premiers essais.

— Je partage donc une partie de l’esprit de Suzanne. Du moins une copie des souvenirs.

— De ce fait, une partie d’elle vit en vous. Ses réminiscences ont conditionné une grande part de votre caractère. Et cela jusqu’à la dernière seconde de sa vie.

— Vous ne me connaissez pas ! l’interrompit Suzanne.

— Oui. Car cependant… cependant vous êtes-vous. Vous n’êtes pas Suzanne. Vos choix, aujourd’hui, sont les vôtres, se justifia-t-il en terminant son chocolat liégeois avant de reprendre :

— Quant à moi, comme vous l’avez deviné, je suis une IA. Une IA plutôt limitée certes. Mais ce sous-programme est celui de Kanté.

— Vous êtes le processus d’apprentissage ? Une IA qui transmet à d’autres IA. »

Cela ne pouvait que mal finir, pensa Suzanne.

Kanté affichait systématiquement son large sourire. Comme toutes les IA convaincues d’être des êtres supérieurs, jouant des questionnements incessants des humains auxquels ils possédaient toujours une réponse. Mais il restait un programme. Il ne répétait que ce qu’on lui avait appris.

« Pourquoi croyez-vous être ici ? reprit Kanté en commandant un morceau de tarte à la rhubarbe.

— Je me rappelle avoir transcendé. »

Les souvenirs de Suzanne étaient flous, mais ses derniers instants dans le monde réel lui serrèrent l’estomac. Elle n’avait pas le temps à perdre avec le jeu de Kanté et pourtant, tant qu’elle était prisonnière de son programme, elle devrait se plier à ce sourire trop parfait pour n’avoir jamais existé.

« Désagréable expérience que d’imaginer son esprit déchiré en millions de milliards de bits et pulvérisé à travers le cyberspace.

— Tom Lionheardt y est parvenu.

— Non, ça, c’est impossible. Un esprit humain ne le pourrait pas.

— Comment ? s’étonna Suzanne qui voyait sa théorie partir en fumée.

— Pierre-Marie a œuvré la majeure partie de sa vie à cette affaire et n’est jamais arrivé à transcender un esprit humain, confia l’IA. Ce qui n’a pas empêché Thomas de tester les derniers prototypes en Chine… sans succès.

— Et moi alors ? »

Kanté ouvrit les bas. Il rayonnait de plaisir avec ces effets dramatiques.

« Les clones aux corps et à l’esprit synthétique génération finale n’étaient pas la fierté de Suzanne et de Pierre-Marie pour rien ! »

Dehors, l’orage grondait encore. Il avait redoublé de violence depuis que le programme créé par Pierre-Marie Kanté avait évoqué la transcendance.

« Est-ce que les conversations de Suzanne avec ce Monsieur Kanté faisaient aussi mal au crâne ?

— Vous n’avez pas idée ! »

Les gouttes qui perlaient contre la vitre étaient désormais noires comme de l’encre. Quand Suzanne jeta un regard par-dessus son épaule, la totalité des passants avait également disparu.

« Ah, voilà autre chose », reprit-il.

Un éclair zébra le ciel. La tempête redoubla d’intensité jusqu’à ce que les tables de la brasserie se mettent à vibrer. Le bruit des couverts et des tasses en émail devint rapidement insupportable. Kanté ne souriait plus. Sa voix était plus faible. Il tremblait lui aussi.

« Il y a un problème.

— Quel genre de problème ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas été conçu pour ce genre de situation.

— Quelle situation ? De quoi parliez-vous avant l’éclair ?

— La transcendance est achevée. C’est une première ! Mais… il y a une dissemblable conscience. Celle de Thomas comme la fois précédente. Non, ce n’est définitivement pas Thomas. D’autres consciences.... des morceaux. Cela explique bien des choses. »

La pluie commença à s’infiltrer à l’intérieur du café. Le plafond, les murs et le sol transpiraient ce liquide noir. Ce dernier était absorbé par les éléments du décor comme si ceux-ci étaient constitués d’éponges. L’IA à l’effigie de Pierre-Marie Kanté avait disparu.

« Un humain dans la machine ? » fit une voix lointaine.

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Le panafricain avait cédé sa place à un homme au visage blême. Il était assis sur un banc qui avait remplacé la banquette du café. Un banc de bois blanc semblable à ceux de l’université que l’ancienne Suzanne avait fréquentée autrefois en Nouvelle-Angleterre.

« Ah non. Ce n’est que vous, Suzanne. »

Elle avait aussi côtoyé cet homme. Un grand garçon aux cheveux bruns. Ses yeux n’étaient plus bleus, mais d’un mauve menaçant.

« Tom ? » demanda une voix qui n’était pas la sienne.

Elle provenait d’ailleurs. De partout à la fois. Elle n’était plus rattachée à ce corps qui reposait sur l’herbe fraîche.

Suzanne prit une profonde inspiration pour se donner du courage. Elle devait se relever. Mais ses poumons ne se remplirent d’aucun air.

Elle était désormais à la terrasse d’un restaurant. Elle se tenait à la table avec en face d’elle toujours le même homme. Tom Lionheardt. Il lui sourit.

« Tom ? Où sommes-nous ? Ce n’est plus Kinshasa. Où est Pierre-Marie ? Je veux dire son IA… »

Chaque mot était une épreuve à formuler.

Elle flottait vers le néant, quelque part, mais ne semblait jamais atteindre Tom. Ils étaient face à l’autre sans l’être. La table, les chaises et les couverts disparurent dans une bourrasque.

Elle était dehors. Tom se tenait à ses côtés. Il faisait nuit. À la place des étoiles dansait le cyberespace. Il était similaire à ses visions avec les planètes et les complexes. Tout était cependant plus infini et resplendissant. Partout s’étendaient des galaxies de lumières dans un vide sidéral argenté où se dessinaient les autoroutes virtuelles du cyberespace.

Cube de verre et de métal, l’infrastructure virtuelle de la Lionheardt Corporation dérivait dans le néant. Sa force gravitationnelle l’attirait.

« Enfin… »

Il lui avait saisi la main.

« Il m’aura fallu mille ans, mais j’y suis arrivé. »

La peau de Tom se dessécha et Suzanne lâcha un cri d’horreur. Les cendres de son amant se perdirent dans l’espace jusqu’à rejoindre le complexe de la Lionheardt. De ses surfaces, des tentacules mauves attiraient à lui les ruches et les fragments qui orbitaient trop près.

Tel un monstre affamé, l’entité ingurgitait tout ce qui se trouvait sur son passage. Les données d’un autre centre souterrain de la Lionheardt furent rapidement sa prochaine cible.

« Qu’est-il en train de faire ? » cria Suzanne.

Une bouche immonde s’ouvrit au milieu de l’une des faces de la Lionheardt. D’autres complexes s’y perdirent à jamais, broyé par une mâchoire sans dents.

Ce fut finalement la voix de Byte qui lui répondit :

« Suzanne ? Tu es en vie ?

— Byte ! »

La technomancienne apparut à ses côtés. Elle l’avait rejoint dans le cyberespace.

« Cette chose, Suzanne… Thomas Lionheardt. À l’instant même où la connexion a été réalisée entre ce complexe secret et le monde extérieur, une entité est née de la fragmentation de milliards de données. Et puis elle s’est mise à dévorer le cyberespace ! Depuis, elle ne cesse de croître ! »

Un souffle chaud s’échappa des entrailles du monstre d’où résonnèrent les cris de milliers d’univers à l’agonie. Les informations et les programmes prisonniers de cet enfer souffraient. Elle n’aurait jamais cru ça possible.

« Quand Kanté et Courtois vous ont construit, clone Novus, ils n’auraient jamais pensé que vous alliez aussi loin. Pour un résidu d’éprouvettes, vous avez au moins le mérite d’être exceptionnellement entêtée.

— Qui parle ? Lionheardt ? » rugit Byte.

Ses cheveux jusqu’ici rouges devinrent magenta et s’électrisèrent de colère. Sur sa peau blanche rayonnaient ses tatouages.

« Il est trop tard, Suzanne. »

Elle fut alors attirée vers l’enchevêtrement de complexes. Byte quand, à elle, fut expulsée au loin.

« Je réalise un rêve. Et je n’allais pas laisser cette misérable IA développée par Pierre-Marie divaguer davantage.

— Qui es-tu ? demanda Suzanne qui ne reconnaissait plus l’homme qu’elle avait connu.

— Un rêve. Une entité nouvelle et surpuissante, fusionnée avec le cyberespace lui-même. Au-delà de toutes les inepties du genre humain désormais.

— Alors, pourquoi rayer de la carte l’humanité ? Pourquoi toute cette haine envers les hommes, Thomas ?

— Thomas ? »

Son rire résonna dans le cyberespace tout entier.

Son interlocuteur se matérialisa sous la forme d’un homoncule de cendre depuis l’une des surfaces agonisantes de la Lionheardt.

« Haine ? Non ce n’est pas le mot… ce n’est qu’une simple précaution, poursuivit-il. Les Hommes étaient voués à leur chute. Mais, dans cette dernière, ils voulaient emmener leur monde, et nos rêves avec. Mais cela n’est plus d’actualité. »

Les cendres cherchèrent du soutien contre l’une des surfaces du cube. Elles ressemblaient de plus en plus à un être humain. Un être humain de la taille d’un géant.

« Et pourquoi donc ? »

Furieuse, Suzanne prit appui contre l’ultime astéroïde en perdition à sa disposition. Elle baignait désormais dans le vide avec comme inertie son seul élan.

« Aujourd’hui, pas un simple sapiens, un hacker, ni un… technomancien ne pourrait rivaliser. Je suis un tout, dépourvu de l’absurdité de la chair comme du métal. Une nouvelle phase nécessaire au genre humain, car je suis toujours en partie humain malgré tout. »

Le menton nonchalamment posé au creux de sa paume, le Thomas de cendres suivait avec amusement la minuscule Suzanne.

« Néanmoins, je ne suis pas hors matière. Les serveurs et les infrastructures nécessaires à la prolifération de mon code ne vont pas s’entretenir tout seuls. Nos sondes et satellites nous l’ont prouvé, l’information peut voyager à travers l’espace et le temps, à condition d’avoir le matériel nécessaire… »

Pendant les explications de l’entité, Suzanne tentait toujours se frayer un chemin jusqu’à lui. Bloc après bloc, ruche après ruche.

« Les clones étaient prévus pour ça ? demanda le Suzanne qui fit le rapprochement entre les différents éléments du projet Nouvel Aube.

— Homo Novus ? Oui. Plus fiables. Plus efficaces. Les humains sont trop égocentriques, ils ne réfléchissent que par leurs individualités et essaient d’édifier une société comme un château aux pierres inégales. Ils sont destinés à mourir sur leur planète misérable. Les Novus devaient passer cette barrière, agir pour le bien commun et bâtir ensemble une seule volonté.

— C’est si… triste.

— Peut-être. Je ne dis pas que c’est censé ou même équitable. J’annonce juste qu’à force de réflexion, la raison m’a bel et bien poussé vers cette solution. Une espèce améliorée unie. Une espèce véritablement capable de prendre d’assaut les étoiles et faire face aux différentes menaces qui devaient survenir. »

Thomas… tout ça pour partir te perdre dans le cosmos… quitte à laisser la planète et ses habitants derrière toi. Non, c’est impossible !

Son interlocuteur fit une pause. Ses dernières paroles étaient chevrotantes, comme s’il était ému par son propre discours. Il reprit enfin :

« Mais nous nous contenterons des humains le temps de remettre en route la suite du programme. Cette… imparfaite Inquisition est plutôt zélée. Eux ne gaspillent pas l’oxygène, c’est sûr… »

D’une main gargantuesque, le Thomas corrompu enveloppa Suzanne. Ses efforts pour se libérer furent vains. Elle était désormais à la merci du monstre.

À travers sa peau grise transparente, elle aperçut ses veines transportant son code comme le sang d’un être de chair.

Il serra ses phalanges. La contraction de ses muscles agita ses lignes de codes qui défilèrent à toute allure. Parmi elles baignait Tom. Un Tom d’apparence de chair et de sang, le sourire aux lèvres. En lui elle reconnut l’homme qu’elle avait côtoyé. C’était l’adolescent dont elle était tombée amoureuse. Du moins un fragment de lui, transporté dans le flot d’informations.

« Là. » murmura-t-il en pointant du doigt une tache jaune parmi la mer de données.

Un parapluie jaune.

Comment peut-il voyager de la sorte… un programme ? Un lambeau de code.

« D’un parasite organique tu es désormais devenu un virus humanoïde insignifiant au moins aussi facile à détruire, poursuivit le colosse dévastateur d’une voix métallique. C’est ridicule et pourtant si… extraordinaire. Les humains sont tellement pleins de ressources. Quel dommage, vraiment. »

Ici, dans le cyberespace, une conscience humaine n’était que spectatrice. Mais selon Pierre-Marie Kanté, ou plutôt son IA, elle n’était pas une conscience humaine. Elle était synthétique.

« Je ne suis pas un humain ! » cria-t-elle en s’enfonçant à travers les mains de son geôlier.

Remontant le flux de données, elle fonça en direction du parapluie jaune qui venait à sa rencontre.

« Qu’est-ce tu racontes ? grogna l’entité en agrippant le cadavre vidé de la Lionheardt qui flottait désormais à portée. Vraiment ? Alors pourquoi te bats-tu contre moi ? Tu devrais me comprendre ? Pourquoi ne me rejoins-tu pas ? Fusionnons et allons découvrir les confins de la galaxie. »

Et puis quoi encore ?

« Où es-tu donc passée ? »

Ça, elle-même Suzanne l’ignorait. Tout s’était déroulé si vite quand elle avait cramponné de ses mains ce qu’elle identifia comme un virus.

« Tu n’es pas Thomas. Je sais qui tu es.

— Félicitations, tu es indéniablement moins limitée que la Suzanne Courtois que j’ai bien connue. Je n’en attendais pas moins…

— Tu es Jéricho !

— En partie. Qu’est-ce que cela change ?

— Cela change que Pierre-Marie Kanté t’a créé. »

Suzanne était dans un simulacre de système sanguin. À en croire la forme, elle devait être dans une artère. Pompant son énergie, le parapluie filait droit dans sa direction.

« Mais que fais-tu bon sang ? mugit Jéricho qui venait de détecter sa présence inopportune en son sein. Arrête de bouger ! »

Suzanne se sentit vidée et elle eut de plus en plus de mal à maintenir le programme. Tous d’eux arrivèrent près du cœur et le parapluie perdit de la vitesse.

Puis, soudain, il s’immobilisa brusquement. La main de métal de Jéricho transperça son propre corps et emprisonna une nouvelle fois Suzanne qu’il broya.

C’est fini… je ne suis rien ici…

L’espoir revint avec l’intervention de Byte. Armée d’un sabre de lumière, elle sectionna les griffes de l’entité. Suzanne était libérée de son emprise.

« Byte ! Tu es de retour. » s’exclama Suzanne.

Mais la technomancienne l’avait déjà saisi par le bras. Traversant le cyberespace soumis au chaos, elles se cachèrent au creux d’un complexe rouge à moitié dévoré.

« Félicitations. Te voilà pour la première fois dans le cyberespace ! Et quel baptême, dit Byte hors d’haleine.

— Que s’est-il passé ? J’étais sûre de l’avoir, se maudit Suzanne.

— Tu as le parapluie ? » demanda son interlocutrice.

Dehors, un grondement sourd indiquait l’arrivée de Jéricho. Suzanne lui tendit le parapluie jaune, mais celui-ci refusait de se décoller de sa paume.

« Les hackers, cela te dit quelque chose ? » retentit la voix de Byte dans les entrailles du complexe rouge.

Tenant entre ses doigts le parapluie, elle avait plongé la main gauche dans le conglomérat qui se désagrégeait petit à petit.

Dehors, Jéricho martelait le complexe de ses poings.

« Il n’y a jamais eu de groupe de hackers. C’était Pierre-Marie Kanté qui avait prévu des brèches au cœur même du conglomérat et au cœur même de Jéricho. J’ai réussi à accéder à son serveur privé grâce aux nombreux codes du disque dur fourni par Erol, ce fut une véritable mine d’or… »

Le complexe rouge se déchira en deux. Jéricho venait d’apparaître au milieu des débris. Elles étaient toutes les deux comme deux fourmis, à la merci d’un psychopathe armé d’une loupe.

« Tu es le virus, Suzanne.

— Quoi ? s’étonna cette dernière, le parapluie toujours soudé au creux de ses doigts.

— Pour détruire une IA aussi complexe, Pierre-Marie se devait de composer un virus des plus puissants. Guidé par un programme spécial, au sein même du système, il devait frapper Thomas ou… Jéricho au cœur. Au cœur du programme de transcendance. Comme toi, leur esprit digitalisé ne tient qu’à un fil. 

— Mais pourquoi moi ? s’indigna Suzanne qui comprenait maintenant pourquoi elle intéressait tant Jéricho et ses adeptes de l’Inquisition.

— Le virus est d’une subtilité telle que seuls les Homo Novus et leur esprit synthétique étaient en mesure de le transporter, de le cacher et de l’utiliser en cas de défaillance de la Lionheardt.

— Des êtres artificiels garants de l’avenir, prêt à détruire la menace qu’était leur propre créateur. Je ne pense pas que Thomas aurait aimé ça.

— C’est beau n’est-ce pas ? C’est en tout cas sûr et certain que Kanté ne lui faisait vraiment pas confiance, plaisanta Byte avant de s’arrêter contre les flancs d’un complexe gravitant autour d’une ceinture de données solitaires. Et aussi pourquoi l’Inquisition te poursuit. »

Derrière, Jéricho traversait l’espace et le temps, engloutissant tout ce qui passait à porter.

« De toutes les IA qui pouvaient devenir cinglées, il a donc fallu que ce soit celle de la Lionheardt… celle de Thomas Lionheardt, grinça Byte.

— Plus elles sont intelligentes, plus elles sont dangereuses.

— Je ne veux pas te blesser, Suzanne, mais… je pense plutôt qu’elles ne sont que le reflet que de leur créateur… ou maître. Cette entité fracturée entre le complexe scellé et le cyberespace pendant mille ans est en tout cas autant Jéricho que Thomas si j’en crois les fichiers de résultats de transcendance que je viens de traduire du chinois. »

Suzanne ne pouvait en croire davantage. Thomas l’avait guidée jusqu’ici. Il s’était blanchi ! L’ennemi ne pouvait donc être que Jéricho…

Oui… Jéricho…

« Merci pour tout Byte. Sors d’ici tant que tu le peux.

— N’oublie pas l’archéologue ! » conclut finalement Byte en disparaissant dans le cyberespace.

Suzanne fit volte-face et s’élança alors vers Jéricho. La brèche de Kanté, le parapluie jaune, la transporta comme une fusée.

Jéricho la fixa de ses yeux mauves. Il ouvrit une bouche énorme, semblable à un trou noir qui aspira la lumière et la technomancienne.

Pourquoi m’accueille-t-il de la sorte ? Ne voit-il pas que je vais le détruire ?

« Si, mais il ne craint rien. Son programme a trop évolué et même les petites manigances de ce paranoïaque de Kanté ne changeront rien. »

C’était la voix de Tom.

« Tom ?! cria Suzanne. Tom, où es-tu ?

— Droit devant. Surtout, ne t’interromps sous aucun prétexte. »

Le corps de Thomas Lionheardt se tenait sur la trajectoire. Les bras écartés, il était prêt à recevoir le coup en plein cœur.

Suzanne ralentit, de peur de frapper son ancien compagnon.

« Ne t’arrête pas Suzy. Cette entité est la fusion de ma volonté et de celle de Jéricho. D’un homme perdu dans ses rêves et d’une machine trop entêtée pour se rendre compte que tout ceci est une erreur. Tue l’homme. Tue le maillon faible et tout s’écroulera. »

Il soupira.

« Suzy, fonce. Fonce et réduit à néant cette transcendance. Fonce comme si tu voulais atteindre Alpha du Centaure. »

Suzanne serra les poings et reprit sa course, aveuglée par la rage et la colère. Elle transperça alors le monstre jusqu’à son code source.

Il eut ensuite un hoquet. Son corps commençait à être emporté dans la mer de données.

« Absurdes mécréantes ! Vous venez de signer l’arrêt de mort de tout ce qui vous était cher. »

Et ce fut comme si le cyberespace s’effondrait sur lui-même.