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L'Empire de Cendres
CHAPITRE 1: EROL

CHAPITRE 1: EROL

La nature avait repris ses droits dans l’obscur labyrinthe de béton et d’acier. Un épais écrin de poussière recouvrait les murs, les sols et les plafonds après des décennies d’abandon. Pourtant, ce jour-là, des bruits de pas étouffés résonnaient dans les lugubres couloirs endormis. Dans la pénombre, des figures inquiétantes s’avançaient.

Un souffle glacial fit vaciller l’écharpe de la première silhouette. À chaque foulée, ses énormes bottes renforcées broyaient les rangées de stalagmites s’alignant sur le terrain boueux. Vissé sur sa tête, un imposant chapeau de feutre marron protégeait l’homme de l’incessant ruissellement visqueux qui s’échappait de la voûte. Par endroit, cette dernière était recouverte de champignons et de moisissures verdâtres. Des parasites similaires encombraient les parois et laissaient des traînées gluantes sur son épais manteau de cuir.

Sa main droite, la seule à être gantée, maintenait le pommeau d’une épée accrochée à sa ceinture. Aux reflets de bronze, la sangle était ornée d’une boucle représentant un arbre à cinq branches et au tronc fendu. De cette lame, Erol Feuerhammer ne se séparait jamais.

Après avoir enjambé un bloc de ciment qui avait dû se détacher du plafond des années auparavant, Erol fit un brusque signe du menton à un second homme quelques mètres derrière lui. D’un autre geste, il lui ordonna de prendre possession de la torche qu’il tenait dans sa main gauche.

La lueur verte du flambeau artificiel se reflétait sur ses lunettes rondes. Faiblement teintés, les verres dissimulaient un regard perçant constamment aux aguets. Jamais il ne quitta des yeux les ténèbres qui lui faisaient face. Il savait que celles-ci n’attendaient qu’un moment d’inattention pour le happer.

Dans le halo de lumière apparut un jeune garçon d’à peine vingt ans. Son visage était constellé de taches de rousseur et de boutons d’acné. Une profonde cicatrice démarrait de sa tempe droite et finissait par rejoindre sa nuque. Au creux de son dos se balançaient une sacoche remplie de livres et de parchemins, un carquois et une petite arbalète en métal.

Erol l’invita silencieusement à mener la marche. Obéissant sans hésiter, le jeune garçon aux cheveux roux s’avança afin de saisir la torche. L’étroitesse des lieux l’obligea à se coller à la paroi, épongeant ainsi de son pantalon brun un amas de champignons mauves à l’allure misérable. Mais tandis qu’il agrippa le flambeau, son pied glissa. Il s’effondra aussitôt sur le sol dans un fracas sonore.

Erol attrapa la torche artificielle en vol et fit face à son acolyte désormais allongé de tout son long dans une flaque de boue. Surpris, il avait instinctivement dégainé son épée et la pointait en direction de son maladroit disciple.

« Octave, sombre crétin d’étudiant ! » grogna-t-il avant de ravaler sa colère.

Son regard sonda les ténèbres qu’il venait de quitter des yeux pour la première fois. Son cœur se serra. Il sentit une goutte de sueur froide sillonner sa nuque pour se perdre dans le col de sa chemise. Par chance, rien ne bougea. Et la lame retourna dans son fourreau.

« Vous voilà d’une discrétion inégalable ! » chuchota-t-il en allant à la rencontre du jeune garçon qui tentait de se relever.

Confus, Octave passa sa main dans ses cheveux gras afin de les écarter de son visage. Puis, il se redressa, non sans peine, sous le regard de son mentor.

« Mille pardons pour ce désordre, Monsieur Feuerhammer, répondit-il à voix basse. Ce labyrinthe est un vrai guêpier !

— Notre présence est visiblement passée inaperçue tant bien que quelque chose rôde toujours dans les parages. »

Erol jeta ensuite quelques coups d’œil rapides par-dessus son épaule avant de poursuivre :

« Nous devrions cependant nous hâter de trouver refuge, nos corps sont fatigués. Combien nous reste-t-il de ces torches ?

— C’est la troisième, répondit automatiquement le garçon. J’en ai utilisé une tout à l’heure pour étudier des terminaux encore miraculeusement fonctionnels. Cela signifie que j’en ai cinq sur moi. Nous avons donc quelques jours devant nous.

— Bien. Continuons. »

Tout en reprenant la marche, Octave commença à éponger la boue qui recouvrait désormais ses épaules jusqu’à ce qu’une main cadavérique se pose dessus, lui broyant presque l’omoplate. De derrière lui émergèrent deux nouvelles figures.

« Mince, rouquin ! Vous êtes aussi maladroit que bruyant », grommela l’une d’elles, dévoilant ses dents jaunes.

C’était une voix si rauque qu’il fallait posséder un don particulier pour y déceler la présence de voyelles. Elle résonnait comme l’agonie d’une lame frottée une éternité contre la pierre. Les deux pupilles de métal du morne personnage accueillaient un double de la flamme artificielle, lui conférant un regard dément. Encadrant son visage de craie aux traits émaciés, ses cheveux noirs se perdaient dans un manteau de fourrure sale et miteux.

« Assez, Reinor ! intervint Erol en tentant de garder le volume sonore le plus bas possible. Notre contrat n’abordait nulle clause stipulant que vous deviez harceler le gamin. »

Le nez de Reinor sifflait à chaque inspiration. Ces dernières soulevaient la peau rouge et boursouflée de ses joues. L’implantation de ses yeux bioniques n’avait jamais cicatrisé convenablement.

« Pourrions-nous hâter que diable ! On se gèle les extrémités dans cet interminable couloir ! lança alors une nouvelle voix, située juste derrière Reinor et Octave.

— Ricine est dans l’juste. On n’sait pas ce qui peut nous tomber dessus d’un moment à l’autre, Feuerhammer », reprit par la suite l’homme au regard de fer.

Du groupe, Ricine était la plus petite, mais aussi la plus large. Sous son casque dont ne dépassait que son nez cassé et creusé par l’alcool, un unique œil fixait l’individu de tête. À la manière de le dévisager tout en caressant son fusil multicentenaire, elle rendait Erol mal à l’aise. Cette mauvaise habitude de la mercenaire avait démarré depuis leur rencontre, quelques jours plus tôt, avant de partir dans cette périlleuse expédition sous la surface.

« La menace ne peut venir que de l’avant. Et c’est la place que j’occupe actuellement ! »

Erol invita alors de nouveau Octave à le rejoindre.

« Ce couloir court certainement sur des dizaines de kilomètres ! grommela encore une fois Reinor après avoir ajusté son manteau. Bien sûr que nous ne pouvons aller que droit devant, à suivre ces rails rouillés. Mais il n’y aura rien ici à part les ennuis que peut attirer votre bruyant disciple. 

— Il n’y a rien d’autre que de la pacotille figée par le temps et la poussière ! » renchérit Ricine.

Sur ces mots, la borgne frappa de sa botte une tige de fer fusionnée avec le sol. Sous le choc, l’écrin fossilisé céda et un fin nuage ocre se souleva jusque sur l’écharpe d’Erol qui ordonna de se remettre en route :

« Ces rails vont bien finir par nous mener quelque part, alors suivons-le. Et en silence ! »

Ils empruntaient cette ligne de chemin de fer depuis si longtemps. La fatigue commençait à miner son esprit. Mais ils s’étaient désormais enfouis trop profondément. Ils ne pouvaient plus faire marche arrière. Il fallait poursuivre.

Les deux mercenaires insistèrent. Ils ne comptaient pas en rester là après des jours passés dans la semi-obscurité.

« Moi et la Francienne, on pense juste que… »

Ce germe de mutinerie devait cesser. Ce n’était pas le moment de voir Reinor et Ricine prendre le dessus.

« Depuis quand savez-vous réfléchir ? lui lança Erol en dégainant en partie son épée, laissant apercevoir l’acier enduit de graisse. On ne vous paie pas pour ça, mais pour avancer ! »

Derrière ses lunettes, une pluie d’éclairs s’abattit sur les deux figures de queue qui se plièrent, comme foudroyées. Inclinant leur tête, ils reprirent silencieusement leur longue marche.

 Sous terre, il était impossible de connaître l’heure de la journée régissant la surface. Dans cette tombe, le temps était suspendu. Finalement épuisé après une nouvelle demi-journée de périple, le groupe décida de faire une pause au creux d’une alcôve de roche. Cette dernière était suffisamment large pour accueillir trois d’entre eux, mais uniquement Reinor et Ricine y prirent place.

Visiblement non malheureux de pouvoir s’écarter des deux mercenaires, Octave était allé s’installer un peu plus loin dans le couloir, à quelques mètres de son tuteur. Assis contre le mur, l’étudiant sondait du regard le moindre centimètre carré de béton qui les entourait.

Son regard s’arrêta finalement de nouveau sur l’alcôve. Ces dernières trahissaient la présence d’anciennes portes qu’ils avaient plusieurs fois tenté d’ouvrir. Même avec le matériel adéquat, leurs efforts avaient été vains, car certaines étaient en outre doublées d’une herse de sécurité encore plus épaisse. À son plus grand regret, les lourds battants d’acier étaient figés pour l’éternité.

« Pensez-vous que cela est judicieux de faire halte dans ce couloir si propice aux guets-apens ? demanda Octave. Cela va à l’encontre de vos habitudes.

— Je sais. Mais nous le parcourons depuis des jours. Nulle menace ne peut provenir de derrière, répondit Erol. Et puis, cet endroit n’est connu que de Marian. Même s’il a tendance à laisser ce type d’information à la vue de tous. »

L’homme au chapeau vit son jeune compagnon faire la moue. Visiblement quelque chose le dérangeait. Octave finit cependant par exprimer le fond de sa pensée :

« Je ne trouve pas cela très correct.

— Quoi donc ?

— D’avoir fouillé dans ses affaires, puis de venir au Mont Dammastock sans son accord. Ce n’est pas digne d’un archéologue. »

Derrière ses lunettes, Erol leva ses sourcils et roula des yeux. Il commençait à être las des leçons de morale de ce garnement. Il aurait aimé que la Fondation ne lui impose pas ce fardeau. Il en voulait d’ailleurs toujours à Marian pour ça.

En l’absence de réponse, Octave ne resta pas en reste d’arguments :

« Marian dirige les expéditions de l’Université depuis des années et ne vous a jamais mis à l’écart. Pourquoi aurait-ce été différent pour celle-ci ? Vous n’aviez qu’à demander et…

— Monsieur le Fondateur était afféré ailleurs. J’ai juste fait preuve de… comment dire ? D’initiative personnelle. Voilà c’est ça !

— Monsieur Feuerhammer. Vous êtes peut-être le meilleur chercheur de trésor de la cité, mais je ne suis pas sûr que cette fois-ci, cela en vaille vraiment le coup. »

Erol n’était plus d’humeur à écouter le sermon de l’enfant. Il avait été impulsif, certes. Mais il suffira d’une formidable découverte pour obtenir le pardon. Il en avait l’habitude.

Ce n’est pas pour rien que l’on m’ait nommé Archéologue-en-Chef, pensa-t-il. Même l’Inquisition ne s’est jamais mise en travers de mon chemin.

Erol fut cependant ramené à la réalité par un grondement sourd qui fit trembler les murs et la voûte.

« Qu’est-ce donc ? demanda Octave. La montagne se convulse ! »

La peur se dessinait sur le visage du jeune garçon. Impassible, Erol analysa les parois qui subissaient d’importantes vibrations avant de se retourner vers son élève.

« Avons-nous bien continué droit vers l’Est depuis notre entrée dans la grotte ?

— Certainement, répondit Octave. Attendez… »

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Sur ces mots, l’étudiant fouilla dans ses poches afin d’en sortir une boussole abîmée et couverte de boue. Après l’avoir nettoyée, il l’examina en vain avant de se tourner de nouveau vers lui.

« La boussole est cassée, dit son assistant en approchant celle-ci de son visage. Regardez ! »

Dans ses mains, l’aiguille s’agitait dans tous les sens. Il était impossible d’en extraire une quelconque information. 

« C’est certainement une activité magnétique. Quoi qu’il en soit… » commença Erol avant qu’une lézarde large comme son bras ne se dessine sur le mur.

La fissure avait stoppé sa course à quelques centimètres du visage des mercenaires.

« Feuerhammer ! Sortez-nous de là ! » mugit Reinor en postillonnant.

Lui et Ricine s’étaient aussitôt relevés. Ils étaient tout aussi paniqués qu’Octave. Mais, avant qu’ils ne puissent les rejoindre, plusieurs blocs de béton armé se détachèrent du plafond pour se fracasser à leurs pieds.

« Reinor ? Ricine ? » cria Erol afin de couvrir le vacarme de la roche qui se fendait tout autour de lui.

Aucune réponse ne lui parvint. Reinor et Ricine avaient disparu derrière l’amas d’acier et de gravats. Pire encore, l’unique voie connue menant à la sortie était désormais obstruée.

Courageux, Octave tenta de déblayer le chemin, mais manqua de peu de finir enseveli lui aussi. La poussière commençait envelopper les deux hommes, les étouffant et les aveuglant.

 « Octave ! Bougez-vous ! » cria Erol à son jeune assistant qui faillit voir sa main broyée par une conduite en plomb.

 Sans plus attendre, l’archéologue fit volte-face et s’engouffra dans les inquiétantes profondeurs. Piégés, ils n’avaient désormais plus d’autre choix que de s’aventurer plus profondément encore dans le dédale maudit. 

« Au moins ils sont du bon côté, eux ! lança Octave hors d’haleine après avoir esquivé la chute d’une massive poutre en acier.

— Tu vas te taire et galoper ? »

Au-dessus de leur tête, les grondements se firent de plus en plus puissants. De nombreuses nouvelles fissures se dessinaient tout autour d’eux. Ils arrivèrent finalement à un embranchement après une course à l’aveugle. Là, les deux hommes ralentirent leur allure et finirent par s’arrêter au centre d’une immense salle carrée.

Elle semblait en bien meilleur état que le reste des souterrains. Les murs n’étaient que partiellement recouverts de ruissellements et de champignons. La voûte n’abritait ni stalactites ni fissures, mais un important réseau de tuyaux multicolores.

Les vibrations s’étaient atténuées et leur vie n’était plus menacée par un éboulement

« Nous l’avons échappé belle. Mais, je doute que Reinor et Ricine ne nous portent secours. »

Erol s’aperçut que l’atmosphère était aussi plus sèche et plus chaude. Il voulut rincer sa gorge douloureuse, mais s’interdit après tout de puiser dans les maigres réserves d’eau de sa gourde.

« Croyez-vous qu’ils soient morts ? » demanda Octave.

L’homme au chapeau haussa des épaules. Le sort des deux brigands lui était indifférent. Néanmoins, voyant les regards inquiets que lui lançait son jeune disciple, il décida de le rassurer. Il ne manquait plus que la panique s’empare du garçon.

Octave était un étudiant en archéologie brillant et très intelligent. Erol le savait. Mais d’expérience, les gens de sa trempe perdaient toujours leurs nerfs dans de telles circonstances. Il était convaincu que ces oiseaux-là étaient incapables de survivre en dehors des hauts remparts érigés par la Fondation.

« Pensez-vous que nous soyons si profondément enfouis ? poursuivit l’étudiant en se dirigeant vers une immense porte d’acier camouflée par un contrefort en béton.

— Vingt mètres ou trois cents, cela ne fait pas grande différence. Voyez comme ces cloisons sont épaisses. »

Des phalanges, Erol martela les abords de la poterne contre laquelle son disciple avait le dos appuyé.

Subitement, sous la pression de ses coups, un panneau mural de la taille d’un livre s’illumina d’une vive couleur verte. Il y eut une petite mélodie éraillée, puis, dans un craquement, les battants d’acier s’ouvrirent. Ils laissèrent place à un grand nuage de poussière et un vent d’air chaud nauséabond envahit soudainement la salle.

Ne quittant pas des yeux la sortie qui venait de se révéler, Erol fit quelques pas dans sa direction. Son mouchoir recouvert de résidus ne parvenait pas à filtrer correctement la pestilence qui s’en dégageait.

Désormais retournés, les battants firent apparaître de très nombreux enfoncements de la taille d’une grosse pièce de monnaie. Erol tenta d’ôter la poussière de ses lunettes afin de les étudier plus en détail. Cette fois-ci, il serait sage de prévenir un potentiel danger.

Cela serait-il des impacts d’armes à feu ? pensa-t-il.

Tandis que le glas pouvait sonner d’un moment à l’autre, il prit cependant le risque de continuer sa marche en dégainant son épée.

« Apportez la torche et suivez-moi.

— Quel est donc cet effluve ? C’est infect ! » dit l’étudiant.

Derrière lui, Octave se retenait de vomir.

« Hâtez-vous ! rugit le pilleur en quittant la salle à travers l’ouverture. Protégez-vous avec votre écharpe, pour peu que cela serve à quelque chose désormais. »

Erol connaissait cette odeur. Un frisson lui parcourut l’échine quand il pénétra enfin dans la pièce.

À la lumière du flambeau artificiel que tenait son apprenti, il inspecta dans un premier temps le plafond afin de vérifier que ce dernier ne risquait pas de s’effondrer. Il posa ensuite son regard sur les différents murs. Autrefois recouverts de panneaux de métal, une couche de crasse et de moisissure noires tapissait maintenant la quasi-totalité d’entre eux. Le sol, quant à lui, était violemment cabossé et jonché d’une importante quantité d’immondices. Il était cependant impossible d’en discerner davantage.

Erol reprit en main le bâton lumineux, qui baissait en intensité, après avoir rengainé son épée. Lorsque son regard se posa sur le plancher, il eut un haut-le-cœur. Des corps parsemaient le sol en béton. Déchirés ou démembrés, les cadavres desséchés avaient été figés par les âges.

Bravant son dégoût, il retourna ensuite plusieurs cadavres à l’aide de son talon. Puis, d’un rapide calcul, l’archéologue dénombra au moins plusieurs centaines de dépouilles mutilées. À en juger par leur apparence, il n’y avait que des femmes. La douleur se lisait sur les visages tordus de ces pauvres âmes.

Toutes portaient le même vêtement : une combinaison recouvrant la presque totalité du corps hormis la tête, les pieds et les mains. Sous la pression des doigts de l’aventurier, elles se craquelèrent. Malgré les ravages du temps, Erol parvint à déduire que ces curieuses tenues étaient autrefois d’un magnifique blanc. Sûrement très confortables au temps jadis, leurs uniformes aux reflets argentés avaient désormais la consistance d’une couche de plâtre.

« Monsieur… cet ouvrage macabre… certains corps ont des traces de dents. Certains sont dépecés, d’autres en parfait état. Si j’ose dire. »

Erol jugea la remarque d’Octave pertinente. Certains ossements possédaient bien des stigmates de morsures. C’était inédit. Sans valeur, mais inédit.

« Se seraient-ils entre-dévorés ? » demanda Erol en inspectant des os soigneusement nettoyés.

Son étudiant lui fit alors relever que certains coups de dents nettement visibles semblaient avoir cicatrisé. Le mystère s’épaississait davantage et Erol sentait croître en lui une désagréable impression vis-à-vis des corps. Comme si ces derniers n’étaient pas naturels.

Lorsqu’il gratta du bout de son épée une opaque tache sombre sur le sol, sa tête fourmilla d’interrogations.

« Voyez-vous ce sang ? »

Ce que l’archéologue pensait être de l’hémoglobine séchée n’avait pas cette couleur brune si caractéristique. Même avec le temps, il devait toujours rester un reflet rouge. Là, il était d’un noir d’encre avec une légère lueur azurée.

« Est-ce normal ? » l’interrogea naïvement Octave d’une voix étouffée.

Le pauvre tenait à deux mains son écharpe contre son nez. Chaque mouvement de la part de son mentor le faisait sursauter.

« Non ce n’est pas du tout normal.

— On… on dirait qu’ils sont morts hier. »

Encore une fois, Octave avait vu juste. Les corps suintaient. De ce détail était née cette désagréable impression. Ils étaient beaucoup trop frais pour des momies.

Cela était-il dû à cet environnement souterrain confiné ?

Après s’être redressé, l’archéologue enjamba les cadavres et tenta de rejoindre l’autre côté de la pièce où se dessinait une nouvelle sortie. Cette seconde porte avait dû s’ouvrir en même temps que la précédente. Il ne l’avait pas remarqué jusqu’à présent, mais de celle-ci provenait une lumière bleutée.

La traversée fut plus longue que prévu. À de multiples reprises, ses énormes bottes de cuir percèrent plusieurs cages thoraciques ainsi qu’un nombre incalculable de crânes de défuntes au grand dam de son étudiant.

Après avoir profané un vingtième cadavre, Erol distingua parfaitement l’ouverture de l’autre côté de la salle. Voyant son élève hésiter à sillonner la mer de corps, il lui lança sa torche mourante. Ensuite, il l’invita à réaliser un détour près des murs pour éviter de trébucher sur un dangereux amas d’ossements.

Une fois Octave arrivé auprès de lui, le jeune garçon reprit la conversation après avoir éteint le flambeau qui n’était, de toute façon, plus nécessaire.

« Incroyable qu’il y ait encore un éclairage. Serait-il possible de trouver des batteries d’énergie plus loin dans la zone ? » demanda Octave.

Erol l’interrompit un instant et stoppa nette sa course au milieu du couloir qui se dessinait maintenant devant eux. Les deux hommes tendirent l’oreille. Sur leurs visages se lisait de nouveau l’inquiétude. Les souterrains leur avaient jusqu’ici causé bien des surprises.

L’archéologue sonda d’un bref regard la nouvelle pièce. Un timide halo de lumière semblait provenir d’un autel central à la forme cylindrique. Tout de métal, celui-ci était entouré d’une dizaine de rangées de coffres de verre organisées sous forme de cercles concentriques.

« On dirait un cimetière, s’inquiéta Octave.

— Comment ce truc peut-il encore fonctionner ? lança Erol, les yeux fixés sur l’origine de la lueur.

— Je ne sais pas. Mais c’est bien la preuve qu’il y a du courant. »

Les deux prisonniers du complexe traversèrent la pièce jusqu’au cylindre de métal.

Erol tendit alors le bras, voulant toucher cette curieuse lanterne depuis laquelle émanait une douce chaleur. Mais, au contact de la paume de l’archéologue, celle-ci ronronna et se tut soudainement. La salle fut alors plongée dans le noir.

Surpris, tous deux firent quelques pas en arrière. Dans les ténèbres derrière eux résonna un fracas de verre brisé qui les fit sursauter.

« Si des trucs sortent de ces tombes, je vais… » hurla Erol en brandissant sa lame qui faillit sectionner l’oreille de son acolyte.

Mais la chambre retomba dans le silence et rien ne s’extirpa des boites.

Remis du choc, l’archéologue alluma l’une des torches de leur réserve. Non sans quelques jurons sonores, il inspecta les coffres les plus proches. Ses pieds crissèrent tandis qu’il piétinait du verre brisé.

Chacun des couvercles avait été soulevé et jeté au sol, laissant apparaître un intérieur blanc capitonné tapissé d’un fin écrin de poussière. Sous celui-ci reposaient d’imposants réseaux de câbles à la couleur jaune ternie qui se rejoignaient en une pièce métallique similaire à un masque. Ceux-ci semblaient avoir été abandonnés avec dédain une fois ce qui était logé à l’intérieur des coffres extraits.

« Regardez Monsieur, cela ressemble bien à des cercueils, mais ils ont été forcés », chuchota le jeune garçon, fier de sa déduction.

En effet, le bloc de verre devant lui avait subi des dommages irréversibles. Sur le sarcophage adjacent, la vitre avait été brisée sans que le couvercle eût été enlevé. À l’intérieur, les câbles avaient été férocement sectionnés.

Était-ce là un acte sauvage ou bien un sauvetage ? se demanda l’archéologue.

Il parcourut ensuite les différentes rangées de blocs rectangulaires. Les uns après les autres, il en inspecta l’habitacle et l’extérieur afin de déceler des traces de combat ou des indices que le temps n’avait pas camouflés sous la poussière.

Son analyse le guida finalement à un cercueil qui semblait s’être ouvert récemment. Les morceaux de verre du couvercle gisaient par-dessus l’écrin de poussière. Après des années de pression exercées sur les joints en silicone, ces derniers avaient fini par exploser, projetant le rabat sur le côté. La coupure de courant leur avait été fatale.

D’ici provenait donc le bruit…

Mais quand l’archéologue regarda finalement à l’intérieur, il en fit tomber son épée sur le sol.

Au creux du tombeau de verre se tenait le corps d’une jeune femme. Sa peau était d’un blanc éclatant, sans aucun défaut. De taille moyenne, elle abordait la combinaison blanche aux reflets d’argent. Elle n’avait souffert d’aucun dommage du temps et était parfaitement conservée.

Sa tête reposait sur une longue chevelure brune et brillante. Les yeux clos, la jeune femme avait le visage à moitié dissimulé par l’un des masques d’acier. Ce dernier recouvrait à la fois son nez et sa bouche et était relié aux rebords du caveau par plusieurs de ces étranges câbles jaune vif.

 Stupéfait, l’archéologue de la Fondation s’approcha en tenant fermement ses lunettes pour que celles-ci restent bien fixées. La sueur dégoulinait sur ses joues, gouttant sur son écharpe.

Mais alors qu’il s’apprêtait à remonter pour aller prévenir son acolyte de sa découverte, le cadavre de l’inconnue tressaillit.

« C’est impossible ! » s’exclama Erol avant de partir dans un flot continu de jurons qui attira l’attention de son disciple. 

Octave arriva finalement aux côtés de son maître et lâcha, lui aussi, un cri d’étonnement en voyant le corps de la jeune femme. Avant que les deux hommes puissent réaliser le moindre geste, l’inconnue fut prise de nouveaux soubresauts.

« Elle est vivante, Octave ! Cette femme est vivante !

— Viv… vivante ? bégaya le jeune étudiant, les yeux écarquillés. Mais ce lieu est scellé depuis une éternité ! »

Erol n’y croyait pas. Son cœur battait la chamade. Ses mains tremblaient. Cette découverte valait bien tous les risques entrepris.

« Mon garçon. Notre fortune est faite ! »

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