Egas Venaritin, ancien médecin royal et alcoolique notoire, venait de prendre la décision la plus importante de sa vie : il ne toucherait plus à une goutte d’alcool. Il regarda la bouteille de rhum à moitié vide qu’il tenait à la main et lui fit ses adieux.
— J’aurais dû me débarrasser de toi il y a bien longtemps ! Si j’avais été sobre quand le Roi Fou est mort, on ne m’aurait pas blâmé ainsi ! Maudite liqueur, dit-il en se préparant à lancer la bouteille à l’eau.
Il se ravisa et la plaça à hauteur de son visage comme pour se confier à elle.
— Tu penses qu’on aurait dû l’accompagner, n’est-ce pas ? Bah ! il saura bien se débrouiller sans nous. Qu’est-ce qu’un vieux crouton dans mon genre pourrait faire pour un… un Mage ! Nom d’un Saint ! Un vrai Mage !
Egas but une nouvelle gorgée de son poison favori et se jura que cette fois, c’était la dernière ! Il était resté sur le bord du quai où March lui avait fait ses adieux. La foule s’était quelque peu dissipée, mais avait vite été remplacée par un autre troupeau de curieux débarqué d’un grand navire au pavillon reginien. Le capitaine Tannen était de nouveau le centre d’intérêt des passants et s’en extasiait.
— J’aurais dû suivre March… murmura Egas à sa bouteille.
L’attention d’Egas fut attirée par un trio s’approchant de la carcasse du Dragon-Baleine, déjà en train d’être dépecée par plusieurs artisans commissionnés par le capitaine. Les curieux qui s’étaient agglutinés là filèrent comme des mouches en apercevant les nouveaux venus.
Egas, desservit par l’alcool qui brouillait sa vision, plissa les yeux pour mieux voir. Les rayons du soleil couchant se reflétèrent sur le casque brillant de deux figures noires. Entre eux se tenait un homme dont l’habit ne trompait pas : un Inquisiteur et deux de ses subalternes, des Exécuteurs.
L’Inquisiteur s’approcha du capitaine qui ne l’avait pas encore remarqué, trop concentré à bonir sa légende. Les derniers curieux quittèrent les lieux comme si la peste avait envahi les quais. Tannen se tourna pour découvrir les deux Exécuteurs qui le cernaient et en perdit sa langue. Le plus grand des deux était un véritable géant et toisait le capitaine de toute sa hauteur. Le petit avait des yeux de tueur, visibles sous son masque, même à cette distance.
Egas observait la scène de loin, s’inquiétant pour le sort de Tannen malgré son dégout profond pour cet homme. L’Inquisiteur lui fit face et commença une conversation. Il parlait calmement et Egas ne put entendre leur discussion. À l’opposé, le capitaine hurlait presque. « Je vous jure, je n’ai rien fait ! » comprit Egas. Dans quel pétrin s’était encore fourré cet imbécile ?
L’Inquisiteur lui posa une main sur l’épaule pour le calmer puis continua de le questionner. Tannen cessa ses gestuelles et scruta les alentours. Son regard se posa sur Egas. Le capitaine le pointa du doigt et Egas se figea. Ce fourbe de Tannen venait de le dénoncer ! Mais pour quelle raison ?
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L’Inquisiteur et ses hommes se tournèrent vers Egas. Son sang se pétrifia et il eut le sentiment d’être tout à coup plus sobre qu’il ne l’avait jamais été. Il lâcha la bouteille de rhum qui éclata au sol, répandant son contenu sur les chausses du médecin.
Il ne réfléchit pas une seconde de plus et prit ses jambes à son coup en direction de la ville. Derrière lui, il vit l’Inquisiteur faire signe à ses Exécuteurs de le suivre. Maintenant qu’il courait ainsi, il se demanda s’il n’aggravait pas sa situation. Mais le fait que le Mysterium se trouve ici juste après le départ de March ne pressentait rien de bon.
Peu importe leurs intentions, Egas préférait mettre le plus de distance possible entre lui et le Mysterium. Les Inquisiteurs n’avaient pas autant d’autorité à Drachima que dans les autres royaumes. Si Egas parvenait à se cacher assez longtemps dans les méandres de la Ville-Basse, l’Inquisiteur serait forcé d’abandonner ses recherches. Les Sienna voyaient d’un mauvais œil la présence d’Inquisiteurs rôdant sur leur territoire : ils faisaient fuir la clientèle !
Egas emprunta une petite ruelle s’enfonçant dans les pires quartiers de la cité, préférant encore faire face à des truands qu’au Mysterium. Par chance, il connaissait déjà cette partie de la ville. La prochaine allée le mènerait à une maison close qu’il côtoyait régulièrement, moins pour le charme de ses hôtes que pour le rhum arrangé que la matrone lui réservait. Une fois à l’intérieur, l’Inquisiteur ne le retrouverait jamais.
Un coup de tonnerre résonna dans la nouvelle allée. Il tomba au sol, sans comprendre comment ni pourquoi. Une brulure intense lui martela la joue et lorsqu’il toucha son visage, il découvrit une plaie béante sous sa pommette droite.
— Besoin d’un médecin ? lui dit l’Exécuteur posté devant lui.
C’était le plus petit des deux, celui aux yeux assassins. Il portait à la main un fouet armé de pointes cloutées. Ce qu’il avait pris pour le son de la foudre était en fait le claquement du fouet sur son visage.
Egas se leva d’un bond, ignorant la douleur, et se tourna dans la direction opposée pour fuir son agresseur. Il se cogna sur le corps aussi solide qu’un mur du second Exécuteur qui s’était posté derrière lui. Le choc fut si soudain qu’il retomba au sol.
L’Inquisiteur apparut derrière son acolyte et le contourna pour venir s’agenouiller à hauteur d’Egas.
— Monsieur Venaritin, quel honneur de vous rencontrer ! J’ai entendu de nombreux éloges à propos de vos talents de médecins ! Du moins, avant ce regrettable incident avec le Roi…
— Je… je…
— Tst, tst, tst, allons, allons, calmer vous ! Nous sommes entre amis, dit l’Inquisiteur en souriant. Commencez donc par m’en dire plus sur ce naufragé que vous avez repêché en mer.
Egas glapit bruyamment, espérant que March était déjà loin de Drachima. Les cris du médecin résonnèrent dans la ruelle déserte alors que l’Inquisiteur se mit au travail et Egas regretta encore une fois de ne pas avoir suivi le Mage.