March contemplait l’énorme carcasse du dragon-baleine, maintenant harnachée au flanc du bateau pour être transportée vers la côte. L’Imbattable naviguait toutes voiles dehors, car le temps était compté. Contrairement aux simples baleines qui pouvaient être dépecées et transformées en graisse dans les cales des baleiniers, les dragons-baleines nécessitaient un équipement plus adapté pour pénétrer leur armure d’écaille.
Le corps du dragon-baleine ne dégageait pour le moment aucune odeur, ce qui était bon signe d’après Egas. Pourtant, les charognards survolaient déjà le bateau d’un peu trop près au gout du capitaine qui avait nommé un matelot chargé de repousser les volatiles.
Malgré cela, le capitaine Tannen était jovial, et ne tarissait plus d’éloges à l’encontre de March.
— Je l’ai toujours dit, ce gamin en a dans le ventre ! se vantait-il en attrapant March par les épaules devant les autres matelots.
Même les lourds dégâts subits par le navire n’auraient pu gâcher son allégresse. Et pour cause, en comparaison de la somme que l’animal allait leur apporter, cela ne représentait qu’une dépense anodine.
Une fois la bête tuée, ceux qui n’étaient pas occupés à tracter la carcasse cherchèrent des survivants tombés à l’eau. March participa, embarqué avec Egas sur une barque, mais leurs recherches furent infructueuses. Sur les trente membres de l’équipage, seule la moitié survit.
— Ça ferra une plus grosse part pour ceux qui restent ! avait dit le capitaine en se frottant les mains.
Puis il jeta un regard vers March qui reconnut son attitude des premiers jours.
— Quant à toi, on était d’accord, n’est-ce pas ? Ton passage vers la terre ferme sera ton payement, hein ?
March avait acquiescé sans broncher, à la grande joie du capitaine. Pour s’assurer de sa bonne volonté, Tannen avait invité March à finir le voyage en tant que passager, sans avoir à travailler. Pourtant, March avait choisi d’aider aux réparations, préférant garder une occupation physique plutôt que l’oisiveté.
Le voyage vers la côte ne prendrait que trois jours, peut être même moins si le vent continuait de souffler en leur faveur.
March avait d’abord proposé son aide à Egas pour s’occuper des blessés, mais le médecin avait refusé, prétextant qu’il n’avait pas besoin d’aide. L’attitude d’Egas envers March avait changé depuis l’attaque du dragon-baleine. Il semblait l’éviter du regard, pourtant lorsque March se tournait, il trouvait souvent les yeux du médecin sur lui.
Le pire, c’est qu’Egas était de nouveau constamment accompagné d’une bouteille de rhum… dont le contenant disparaissait bien trop vite.
La nuit précédant leur arrivée sur la côte, March décida de confronter son ami. Le bateau était calme, la plupart des marins se reposant sous le pont. Ronin tenait la barre, concentré sur la mer devant lui. Egas était assis à même le sol près de la proue, observant la lune et ses reflets multicolores. March s’était approché discrètement et Egas sursauta lorsqu’il le vit.
— Foutremage ! Tu m’as fait peur !
— Désolé Egas, ce n’était pas mon intention. Je… j’ai l’impression que tu m’évites depuis l’attaque. Est ce que j’ai fait quelque chose de mal ?
Egas grommela et prit une rasade de sa bouteille presque vide. Il refusa d’abord de répondre et se leva.
— Je vais me coucher, dit-il en tentant de passer devant March.
March s’interposa pour lui bloquer la voie. Egas écarquilla les yeux. La veine sur sa tempe gonfla sous la pression de la colère.
— Je veux une réponse Egas.
— Ou sinon quoi ?
— Egas, ne le prends pas comme ça. Je pensais qu’on était amis.
Egas vacilla, visiblement touché par les mots de March.
— Dis-moi March, comment crois-tu que tes blessures guérissent si vite ?
— Je… je ne sais pas Egas, je te le jure. C’est peut-être l’eau de mer, je suis resté un moment à patauger.
— Ne te moque pas de moi, tu sais très bien que ça n’a rien à voir avec la mer. Et ce loquet qui retenait le harpon ? Trois des hommes les plus forts de cet équipage n’ont pas réussi à la faire bouger, et toi tu le brises comme s’il ne s’agissait que d’un cure-dent !
March recula d’un pas puis regarda ses mains.
— C’est… c’est comme s’il y avait une force cachée en moi, dit-il en relevant les yeux vers Egas.
La colère avait disparu de son visage, mais March l’aurait préférée de loin à la pitié qu’il lisait maintenant dans ses traits du médecin.
— Tu ne te souviens vraiment de rien n’est-ce pas ?
— Non, mais je crois que cette force a toujours été en moi. Ce n’est pas quelque chose de nouveau.
Egas prit une autre rasade puis se rassit sur le pont. March le rejoignit, faisant face à la lune.
— Je ne t’ai pas tout dit sur mon expérience pendant la guerre, commença Egas.
Le médecin amena la bouteille à sa bouche, mais celle-ci était vide. Il la lança par-dessus bord en maugréant des insultes.
— J’étais encore jeune lorsque j’ai rejoint l’armée d’Algrava. Pourtant, mes talents de chirurgien étaient déjà réputés. J’ai toujours eu un don inné pour suturer les plaies, c’est comme si ces mains étaient faites pour ça.
Il scruta ses palmes ouvertes devant lui. March ne put s’empêcher de remarquer qu’elles tremblaient.
— Vers la fin de la première campagne, un général me convoqua dans la tente qui servait de quartier général. Je m’en souviens comme si c’était hier. La tente était encerclée de gardes comme si le roi en personne s’y trouvait. Pourtant l’intérieur était presque vide. Seuls le général et un inquisiteur du Mysterium y étaient présents.
Ce détail surprit March. Malgré son amnésie, il se rappelait de nombreux faits à propos du continent d’Aviz et des différentes entités politiques qui l’habitait. Il savait par exemple que le Mysterium envoyait rarement ses investigateurs — les inquisiteurs — sur le champ de bataille. Bien que l’organisation soit souvent la raison principale des guerres, ses dirigeants n’entraient jamais en conflit direct avec les royaumes en guerre.
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— Qu’est-ce qu’un inquisiteur faisait sur le champ de bataille ? demanda March, surpris.
— Il était là pour examiner un cadavre, reprit Egas. C’est aussi pour cette raison qu’on m’avait convoqué.
— Un cadavre ?
— Oui, un homme d’une trentaine d’années reposait sur une couche au centre de la tente. Il avait la gorge tranchée et son corps.... son corps était recouvert d’étranges tatouages.
Egas toisa les avant-bras de March sur lesquels on devinait les étranges spirales noires parcourant ses membres.
— Comme les miens ?
— Pas exactement non. Du moins pas ceux sur son corps. Il avait le crâne complètement chauve, comme toi lorsqu’on t’a repêché. Et sur son crâne, il portait le même tatouage que toi.
March passa une main sur la fine couche de cheveux bruns qui cachait désormais son tatouage. La douleur se réveilla lorsqu’il effleura la cicatrice qui marquait sa chevelure d’une trainée blanche.
— Qui était cet homme ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Le général m’a ordonné d’effectuer une dissection. Je ne sais pas ce qu’il cherchait, mais mis à part ses étranges tatouages, le cadavre n’avait rien d’exceptionnel. Ils m’ont fait jurer de tenir ma langue sous peine de finir dans les cachots du Mysterium. Pourtant je n’ai pu m’empêcher d’entendre les rumeurs qui couraient dans le camp.
Egas prit une pause, comme pour mieux se souvenir des détails de son passé.
— Officiellement, ce cadavre n’avait jamais existé. Mais un cadavre n’apparait pas sans raison, il fallait bien que quelqu’un le mette dans cet état. La rumeur disait que cet homme avait tué toute une escouade de soldats à lui seul et sans aucune arme ! Un seul survivant aurait témoigné de la scène. L’homme tatoué avait connu une fin aussi subite que son apparition. Un flèche venu de nulle part lui aurait transpercé la gorge, le laissant se vider de son sang au milieu des autres cadavres.
— Une flèche perdue ?
— C’est là que l’histoire devient encore plus étrange. La flèche aurait été totalement faite de métal d’après le témoin. Et lorsqu’il s’approcha du corps pour vérifier qu’il était bien mort, la flèche se serait évaporée comme…
March savait ce qu’il s’apprêtait à dire et il n’aimait pas la tournure que prenait la conversation.
— Comme par magie, termina March.
Egas acquiesça visiblement rassuré de ne pas avoir à utiliser le mot tabou.
— C’est pour cela que l’inquisiteur était présent n’est-ce pas ? Il cherchait une trace de magie.
— Oui c’est aussi ce que j’ai conclu. Après l’incident, de nombreux inquisiteurs et leurs sous-fifres, les exécuteurs, sont apparus dans les camps pour faire taire les rumeurs par la force. Leurs méthodes sont efficaces et l’on entendit plus parler de cette histoire.
March se leva pour s’accouder à la balustrade sur le bord du bateau. Il plongea son regard dans les eaux sombres de la mer des Oublies, essayant de comprendre le témoignage d’Egas.
— Egas, qu’est ce que tu veux me dire au juste ?
Egas se leva lui aussi pour rejoindre March.
— Écoute, je ne sais pas qui tu étais ni comment tu t’es retrouvé ici, mais tu m’as l’air d’être une bonne personne. Lorsque j’ai vu ton corps pour la première fois… et bien pour être honnête j’étais bien trop beurré pour me souvenir de cette histoire. Mais dans les jours qui suivirent, ça m’est revenu comme un flash. J’ai d’abord pensé à une coïncidence. Les tatouages ne sont pas rares après tout ! Les clans Malavantais les utilisent par exemple pour se démarquer les un des autres. Mais les signes sont trop nombreux. March, tu es capable de faire des choses impossibles !
March le regarda dans les yeux et crut y lire de la peur.
— Tu crois que je suis un mage ?
— Je… je ne sais pas. Les mages sont tous censés être morts après tout.
Egas détourna le regard. Puis il reprit.
— Ce que je veux te dire c’est que tu dois être prudent. Ton apparence peut t’apporter des ennuis et tes tatouages… mieux vaut les cacher. Si tu veux mon avis, tu ferais mieux de regarder de l’avant et d’oublier le passé. Après tout, les blessures que tu as reçues n’avaient rien d’un accident, quelqu’un a cherché à te tuer.
March soupira. Jusqu’ici, il avait gardé une activité constante pour ne pas avoir à faire face à son passé. Malgré ses questions, il avait peur de découvrir la vérité sur son identité. Il décida de s’ouvrir à Egas.
— Je fais des rêves… ou plutôt des cauchemars. Ce sont toujours les mêmes.
Il se tourna vers Egas, sa voix était tremblante.
— Ils me supplient Egas, ils me supplient tous de les épargner !
— De… de qui parles-tu ?
— Je ne sais pas, des visages inconnus. Des hommes, des femmes, des… des enfants Egas ! Des enfants me supplient de les épargner. Ils sont tous couverts de sang !
Le visage d’Egas se durcit, il sembla réfléchir un instant. Il s’approcha de March et lui posa une main sur l’épaule.
— Peu importe qui tu étais, cette personne a disparu dans les flots lorsqu’on t’a repêché.
— Non. Elle est toujours tapie au fond de moi. Je dois découvrir qui je suis, sinon les cauchemars me rendront fou. Mais… je ne sais même pas par où commencer…
Egas soupira. Il fouilla les poches de son veston pour en sortir une petite clef attachée à un cordon de fil blanc. Il prit la main de March et y posa la clef à l’intérieur.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Lorsque j’ai suturé tes plaies, j’ai découvert une protrusion étrange sur le côté de ta hanche. J’ai d’abord cru à une vieille blessure, une pointe de flèche qui serait restée coincée là. Je… je n’ai pas pu empêcher ma curiosité et j’ai ouvert ta peau pour enlever l’objet. Mes vieux réflexes de chirurgiens, j’imagine !
— La clef était cachée sous ma peau ?
Egas acquiesça.
— Mais, pourquoi me l’avoir caché si longtemps ?
— Je suis désolé, March. Le capitaine est arrivé au moment où je nettoyais la clef. Il voulait la garder comme dédommagement pour t’avoir sauvé la vie.
— Mais ce n’est qu’une clef. Pourquoi s’y intéressait-il ?
— Ce genre de clef ne court pas les rues.
March examina la clef dans sa main. Elle était dorée et incrustée de nombreuses gravures aux détails minuscules. Ses dents formaient un enchevêtrement complexe qui devait correspondre à une serrure tout aussi subtile.
— C’est la clef d’un coffre de la banque de Holstein et Sienna.
— Celle qui siège dans la ville-état de Drachima ?
— Celle-là même, je vois que tes connaissances du monde sont toujours intactes ! Ce type de clef est très convoité, les coffres de la banque sont en général réservés aux riches et leurs contenus ne sont jamais anodins.
— C’est pour ça que le capitaine voulait la garder…
— Oui. Tu sais comment il est… Je l’ai convaincu de te la rendre après tes exploits d’hier.
March examina l’objet doré posée dans sa main. Il prit sa décision presque immédiatement.
— Je dois aller à Drachima, c’est ma seule piste.
— C’est ce que je craignais, dit Egas. C’est là que nous débarquerons à l’aube. C’est le port le plus proche et le parfait endroit pour vendre une carcasse de dragon-baleine.
March tendit la main vers Egas, qui lui serra en retour.
— Merci Egas, pour tout ce que tu as fait pour moi.
Egas lui sourit.
— Merci à toi, March. Sans toi ce navire serait surement dans les fonds à l’heure qu’il est.
Egas le salua puis rejoignit les autres sous le pont. March préféra rester où il était, certain de ne pas pouvoir fermer l’œil de la nuit. Pour la première fois depuis son arrivée sur le navire, il avait un but. Demain, il visiterait l’établissement de Holstein et Sienna.