Les cloches de la cathédrale du Mystère sonnaient depuis l’aube. La mélodie était mélancolique et rappelait à Lecca la plainte d’un animal blessé. C’était un air de deuil. Un air réservé à la mort d’un monarque.
Lecca avait échoué. L’assassin avait fini le travail. Il avait pourtant été si proche de lui mettre la main dessus…
Il dut se résoudre à l’évidence : il ne le retrouverait jamais. Léon de Tassigny — s’il s’agissait vraiment de son nom — était surement déjà loin de Caetobria, caché dans un recoin sombre.
Lecca avait échoué. Malgré tout, le Haut-Mysteriarch Weisz ne semblait pas lui en vouloir. Il s’était contenté d’acquiescer lentement, sans un bruit, lorsque Lecca lui avait appris la mort du roi. Lecca se rendait justement à la citadelle au moment de l’attaque et avait été l’un des premiers à voir la dépouille, transpercé d’un flèche en plein cœur.
Comment la flèche était-elle arrivée là ? Personne ne le savait. La tour la plus proche était hors de portée et n’aurait pu servir à l’assassinat. La flèche avait peut-être simplement été plantée dans le corps du roi par l’assassin, peut-être parce qu’il n’avait rien d’autre sous la main. Mais pourquoi utiliser une telle arme ?
Fait encore plus étrange, lorsque Lecca tira la flèche de la plaie pour l’examiner, celle-ci disparut dans un nuage de fumée blanche, la marque de la Magie.
Lecca avait presque baissé les bras lorsqu’il remarqua un détail. Le roi serrait un feuillet dans sa main, comme s’il détenait un trésor inestimable, même dans la mort.
Lecca avait discrètement subtilisé le parchemin au défunt, sans que les gardes ne l’observent. Il avait inspecté le texte qui y était inscrit. C’était une liste comportant le nom de plusieurs nobles. Un des noms attira immédiatement son attention : Léon de Tassigny.
Lecca trouva aussi le carnet auquel ce feuillet appartenait. Le registre provenait d’une invitation à un bal. Plus tard, Lecca avait fait le rapprochement entre ce bal et le meurtre d’un ambassadeur d’Urraca qui avait eu lieu peu après. L’assassin avait-il déjà sévi à cette époque ?
Son instinct l’incita à garder cette information secrète jusqu’à ce qu’il en sache plus. Il avait échoué, le roi était mort, mais il n’avait pas perdu espoir de découvrir la vérité, même si ses chances étaient infimes.
Midi sonna. Puis la mélodie changea, comme il était de coutume après la mort du roi. L’air devint plus enjoué, gai et jovial. C’était un air de fête. Un air de célébration du nouveau monarque. Le prince Caspian devenait aujourd’hui souverain d’Algrava. Du moins, il le serait à ses seize ans. En attendant, c’est le Haut Mysteriarch Weisz qui dirigerait le royaume, le Conseil en avait décidé ainsi.
Rien de surprenant à vrai dire. Ce n’était un secret pour personne, le Haut Mysteriarch avait le Conseil dans la poche depuis des décennies. Ils n’avaient peut-être même pas eu à voter pour décider.
Lecca rejoignit le parvis de la cathédrale, accompagné de Redaell et Zera. La place était bondée, presque toute la ville avait fait le déplacement. Pourtant, il n’était pas difficile pour lui de se mouvoir à travers la masse. C’était l’avantage d’être Inquisiteur, la foule s’éloignait au moindre signe de votre arrivée.
De nombreux autres Inquisiteurs et Executeurs étaient présents. Après tout, c’était un jour encore plus important pour eux. Leurs privilèges et pouvoirs allaient surement augmenter après la nomination du Haut Mysteriarch. Lecca ne s’en réjouit pas vraiment. Il n’avait que peu de respect pour ses semblables, la plupart étant de réels maniaques plus intéressés par la torture à laquelle ils s’adonnaient qu’à la recherche de la vérité.
Le Haut Mysteriarch Weisz fit son apparition sur une estrade construite pour l’occasion. Les applaudissements retentirent sur le parvis tel le grondement d’un tremblement de terre.
La foule avait déjà donné son accord, le Mysterium allait régner. Les badauds se soucièrent peu de la présence du prince Caspian, qui entrait discrètement derrière le Haut Mysteriarch.
Après tout, on ne pouvait pas leur en vouloir. La paranoïa du roi semblait avoir contaminé la ville. Les prix avaient augmenté sans que l’on sache pourquoi. De nombreux marchands étrangers s’étaient pleins de persécutions de la part des locaux, comme si l’on cherchait un coupable à tout prix. Une hystérie collective, nourrie par les rumeurs d’un Mage laissant des corps derrière lui. La population voulait voir couler le sang. Ce qu’ils oubliaient certainement, c’est que pour faire couler le sang d’un hypothétique ennemi, ils devraient offrir une part d’eux même en échange.
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— Peuple d’Algrava, réjouissons-nous ! commença Weisz.
Sa parole était amplifiée par un ingénieux mécanisme de porte-voix et se propageait loin sur le parvis. Lecca s’adossa au muret qui marquait la limite de l’esplanade. D’ici, il pouvait voir son supérieur, mais aussi la foule, cette marée humaine dont le comportement peut virer d’un moment à l’autre. La dompter était un art délicat, un jeu dangereux dans lequel le mauvais mot, la mauvaise phrase, pouvait se retourner contre vous et vous engloutir tout entier.
— Nous pleurons notre défunt roi Lusitan, héros de la bataille de Nayhil et défenseur de la Loi du Mystère. Son règne restera dans nos mémoires comme une période de prospérité, une chance pour Algrava de s’imposer encore une fois comme le royaume le plus florissant d’Aviz. Là où d’autres ont choisi d’ignorer notre devoir d’obéir à la Loi du Mystère, Algrava n’a jamais failli à sa tâche !
Il marqua une pause et des cris de confirmation lui répondirent. Le Haut Mysteriarch se tourna vers le jeune prince et le laissa approcher de la foule, tel un trophée qu’il exhibait à la vue de tous.
— Notre roi nous a laissé un précieux présent. Un don du destin. Un jeune prince forgé à son image. Un prince courageux qui n’a pas hésité à repousser un assassin pour sauver son père. Malheureusement pour nous tous, la vermine qui a infesté nos rues s’est faufilée une seconde fois entre nos doigts pour achever sa basse besogne.
Il présenta son poing fermé à la foule, serrant les dents en signe de colère.
— Bénis soit notre roi de nous avoir laissé un fils à sa hauteur.
Il fit signe à ses adjoints d’approcher, l’un d’eux tenant un coussin de velours sur lequel trônait un cercle de métal blanc. Le Haut Mysteriarch empoigna la couronne et la présenta à la foule qui rugit d’admiration.
Redaell pouffa de rire.
— Tant de ferveur pour un bout de métal, dit-il.
— Sans ce bout de métal, le roi ne serait qu’un homme comme tous les autres.
Weisz se tourna vers le prince et d’un geste lent, posa la couronne sur sa tête. L’anneau était encore trop grand et glissa vers la gauche, donnant au prince — ou plutôt au nouveau roi — un air comique. La foule applaudit tout de même, bien que Lecca entendit de nombreux rires dans l’audience.
— Le parfait pantin, murmura-t-il à lui-même.
Le Haut Mysteriarch s’adressa de nouveau à la foule.
— Sujets d’Algrava, je vous présente votre nouveau roi, Caspian IV.
Le nouveau roi replaça la couronne du mieux qu’il le put, haussa les épaules pour paraitre plus grand, puis salua la foule. Le cerceau bascula du côté opposé et il le rattrapa in extremis avant qu’il ne tombe. Cette fois, les rires furent moins discrets.
Le Haut Mysteriarch lâcha lui aussi un petit rire, un rire respectueux, comme celui d’un père, mais un rire qui ne trompait pas.
— Le roi est jeune, trop jeune pour gouverner. Il aura besoin d’assistance jusqu’à sa majorité. Le Conseil m’a choisi pour cette mission, que j’accepte avec humilité et fierté. Je serai votre régent pour les six prochaines années et avec moi, Algrava continuera son essor et sera respecté des autres royaumes. Avec moi, la Loi du Mystère ne sera plus bafouée. Avec moi, les hérétiques qui menacent nos frontières seront châtiés !
Il hurla la dernière phrase comme un aboiement.
— Le royaume d’Urraca à depuis trop longtemps défier notre Loi, la Loi nous protégeant du retour des Damnés. Une Loi acceptée de tous sur ce continent, mais pas du Prophète qui s’est emparé si sournoisement du royaume voisin. Tant qu’il sera en vie, je ne connaitrais pas de répit. Je serai votre régent, mais je n’en oublie pas la mission qui m’a été confiée par le Mysterium. Je n’oublierai pas mon devoir ! Ensemble, nous chasserons cet imposteur du trône d’Urraca. Pour que nos fils et nos filles n’aient pas à craindre les assassins cachés dans les recoins sombres de nos villes. Pour qu’ils puissent vivre en sécurité ! Ensemble, nous déclarons la guerre au Prophète !
La foule rugit d’une même voix son accord et ainsi disparut la paix, sous une pluie d’applaudissements. Les mères s’apprêtant à sacrifier leurs fils scandèrent l’hymne d’Algrava. Les fils, empressés de faire leurs preuves aux combats tels les héros des légendes, brandirent les étendards du royaume. Les jeunes épouses contemplèrent leurs maris avec admiration et ferveur, n’ayant encore aucune idée que la plupart ne reviendraient pas du front et les laisseraient seules, encombrés de leurs marmots geignant sous le coup de la famine. Seuls les plus anciens se turent, trop abusés par des années de guerres n’ayant abouti à rien de plus qu’à l’annexion d’une poignée de territoires lointains qu’ils ne reverraient jamais. Eux savaient, ils se souvenaient. Ce jour n’avait rien d’une célébration.