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La Loi du Mystère [French]
Chapitre 2.4 - La chasse

Chapitre 2.4 - La chasse

La foule entourait la carcasse du dragon-baleine comme un banc de sardines en quête de nourriture. Le capitaine Tannen s’était improvisé une estrade depuis laquelle il racontait ses exploits à quiconque voulait l’entendre. Son rôle dans la capture du dragon-baleine avait pris de l’ampleur en comparaison des faits réels, à tel point que d’après lui, il avait terrassé la bête seul. March ne le rectifia pas pour autant. Au contraire de Tannen, il préférait rester discret.

March se tenait à l’écart, scrutant l’étendue de la mer devant lui. Le soleil commençait déjà sa descente vers l’horizon lorsque Egas s’approcha de lui.

— Si tu as peur que la mer te manque, il y a une place pour toi dans l’équipage, dit Egas.

March lui sourit.

— Je sais. Merci Egas.

— Ne me remercie pas ! Le capitaine serait le plus heureux de nous deux si tu nous rejoignais. Avec toi à nos côtés, les dragons-baleines n’ont qu’à bien se tenir !

March pouffa de son rire si rauque et étrange.

— J’ai déjà pris ma décision, Egas. Je veux savoir ce que cette clef ouvre, dit-il en tapotant le morceau de métal pendu à son cou.

— Si j’étais toi, je la cacherais sous ma chemise. Ce genre de clef attire les truands comme des mouches, surtout dans cette ville.

March suivit son conseil et cacha la clef sous sa chemise en coton épais, puis il se tourna vers la ville aménagée sur le versant d’une petite formation montagneuse.

La cité-État de Drachima, considérée comme territoire neutre, était une exception sur le continent d’Aviz et ne le devait qu’à la banque Holstein et Sienna. L’institut financier était le plus ancien du continent et servait de réserve d’or et de prêteur à tous les royaumes. Affronter Drachima revenait à mettre une croix sur les crédits souvent nécessaires à la levée d’armée, un faux pas que même la plus puissante des couronnes n’aurait jamais commis.

Bien qu’il ne se souvienne pas comment, March connaissait déjà la ville. Il savait par exemple que les deux familles à l’origine de la banque contrôlaient chacune une partie de la cité. La ville-basse, proche du port, était la partie la plus pauvre de Drachima et la propriété des Sienna. La famille avait la mainmise sur les établissements de jeux et les bordels qui bénéficiaient de la proximité du port et des nombreux étrangers de passage. Malgré la présence d’une milice financée par les Sienna, il n’était pas rare de se faire détrousser dans une des ruelles sombres.

La ville-haute, celle des Holsteins, était le territoire des natifs de la ville, dont la plupart travaillaient au service de la banque. Les quartiers entourant la banque disposaient aussi de nombreux commerces de luxes fréquentés par les plus fortunés du continent. Outre son statut de centre financier, Drachima était devenu le chef-lieu de la mode et définissait le code vestimentaire des évènements les plus prestigieux.

La banque était contrôlée par un conseil de douze membres, dont six provenaient de chacune des deux familles propriétaires. Le président du conseil était élu à intervalle de trois ans parmi l’une des deux familles et tranchait les décisions en cas de désaccord. Les querelles n’étaient pas rares, mais de toute son histoire, les deux familles s’étaient toujours unies pour une seule et même cause : pourchasser ceux qui ne payaient pas leur dette.

Les connaissances de March continuaient de le surprendre. Il n’avait aucun souvenir de son passé, pourtant penser à n’importe quel lieu du continent déclenchait en lui un déversement de connaissances générales, parfois même secrètes.

March se tourna vers la foule qui commençait à se disperser. Le capitaine négociait maintenant avec les différents commerçants du port, pour décider de qui aura l’honneur de dépecer la bête.

— Que comptes-tu faire avec l’argent de la pêche ? demanda-t-il à Egas.

Egas s’approcha, maintenant équipé d’une bouteille de rhum sortie de nulle part.

— J’irai déposer la somme à la banque, dit-il simplement.

March fronça les sourcils.

— Pourquoi ne pas l’utiliser ? Tu pourrais prendre une retraite bien méritée avec cet argent.

Egas hésita puis se servit une nouvelle rasade, peut-être pour se donner courage.

— Ma fille en a plus besoin que moi.

— Tu… tu as une fille ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Hum… C’est compliqué. Nous n’avons plus de contact, mais je sais qu’elle acceptera l’argent. Je lui enverrai la lettre de change pour qu’elle puisse récupérer la somme dans la filiale de la banque à Ceatobria.

— Elle vit dans la capitale d’Algrava ?

— Oui, elle ne l’a jamais quitté à vrai dire. Quant à moi, j’imagine que d’ici peu je serais de retour sur L’Imbattable.

— Le capitaine compte retourner en mer ?

— Bah ! Il n’aura pas le choix. Une fois sa dette payée, il ne lui restera pas grand-chose et puis… il va surement dilapider le reste dans les prochains jours. Drachima est pleine de tentations, il n’y restera pas une seule seconde. Ah, mais j’y pense !

Egas tira de sa ceinture une bourse bien remplie et la tendit vers March.

— Tu auras besoin de ça.

March examina la bourse qui contenait une somme généreuse en pièce de bronze.

— Egas, je ne peux pas…

— Tais-toi donc. Tu mériterais une part complète des recettes si ce charlatan de Tannen était honnête. Et puis, tu ne peux pas te présenter ainsi à la banque, ils te prendraient pour un voleur. Si tu montres cette clef, tu dois avoir l’air d’un bourgeois. Je connais un tailleur installé à la frontière de la ville-haute. Trouve le square des Trois Fontaines, tu ne peux pas le manquer. Il n’accepte habituellement pas les clients dans notre genre, mais il me doit un service. Dis-lui que tu viens de ma part.

March prit la bourse et la cacha dans la poche intérieure de son veston. Comme l’avait dit Egas, mieux valait être prudent.

— Merci, Egas. Je ne sais pas comment te repayer ma dette. Tu m’as sauvé la vie.

— C’est mon métier, tu ne me dois rien, dit-il avec fierté.

March et Egas se firent leurs adieux. Ce fut bref, mais March ne put s’empêcher de remarquer les yeux humides d’Egas. Il salua le reste de l’équipage ainsi que le capitaine avant de s’éloigner vers la ville avec un pincement au cœur.

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March se fraya un chemin à travers la foule toujours agglutinée autour du bateau. Il longea les quais dont la majorité des bâtiments étaient des hangars de pêches et autres lieux de stockages des marchandises. À quelques centaines de mètres à peine, il bifurqua pour s’enfoncer dans la ville et l’atmosphère changea radicalement.

Drachima était parcourue par l’Allée des Mineurs, une longue artère principale menant directement du port à la banque Holstein et Sienna. March entra dans le passage assez large pour quatre calèches et fut immédiatement saisi par le bruit omniprésent. La rue n’était pas encore bondée, pourtant elle bourdonnait comme une ruche.

Après seulement quelques mètres, les premiers preneurs de paris et autres joueurs en tout genre commencèrent à alpaguer March. Il repoussa poliment les premiers puis baissa la tête pour se fondre dans la masse. Il était rassuré d’avoir caché la bourse d’Egas, car une telle somme n’aurait pas manqué d’attirer l’attention.

Aux parieurs se mêlèrent un peu plus loin les prostitués qui ajoutèrent au vacarme de la rue. La nuit n’avait pas commencé, pourtant l’alcool coulait à flots et les visiteurs éméchés étaient déjà nombreux.

March accéléra le pas puis tourna dans une rue adjacente pour fuir la foule. Son soulagement fut bref, car bien que le lieu soit plus calme, les établissements de jeux ne manquaient pas et ses habits de marin le classaient automatiquement parmi les cibles faciles.

Il continua d’avancer la tête baissée. Comme le reste de la ville, la rue montait progressivement sur le flanc de la montagne menant à la ville-haute. En plus d’être intouchable diplomatiquement, Drachima était aussi extrêmement bien défendue géographiquement. La ville était une vraie prouesse architecturale. Ses premiers habitants, dont les Holstein et Sienna faisaient partie, avaient creusé la montagne pour y former les fondations de la ville. La banque elle-même était enchevêtrée dans la roche. On disait même que l’or gardé par la banque était enfoui dans des tunnels secrets sous la montagne. De nombreux malins pensant pouvoir voler les richesses de la banque s’étaient rapidement découragés face aux nombreux pièges installés sur la montagne.

Capturer Drachima par la terre était impossible, la montagne formant une muraille naturelle protégeant la ville de toute invasion. Seule une attaque par la mer aurait pu inquiéter les habitants si seulement ils ne disposaient pas d’une des flottes les plus larges du continent.

Le tumulte de la ville s’affaiblit lorsque March approcha de la ville-haute. Il rejoignit bientôt le square des Trois Fontaines, portant son nom des geysers installés en son centre.

Passer d’une partie à l’autre de la ville était un vrai choc esthétique. Les taudis de la ville-basse laissaient place à des établissements aux devantures raffinées. Le pavé était propre et dénué de la couche de crasse que l’on trouvait plus bas. Même la milice, dont un groupe passait justement sur le square, était distincte. Les soldats de la famille Holstein portaient tous une armure lourde parfaitement polie et faisaient respecter la loi de la ville-haute. Au contraire de leur contrepartie de la ville-basse, ils avaient la réputation d’être stricts et expéditifs face aux criminels, en particulier les voleurs.

March laissa passer la milice depuis l’ombre d’une ruelle, inquiet que son aspect attire leur attention dans cette partie de la ville, puis il se dirigea vers l’enseigne du tailleur. Comme l’avait expliqué Egas, l’établissement était immédiatement reconnaissable par l’écriteau affublé d’une paire de ciseaux. Sur la pancarte était inscrite en lettres d’or : Bellini, Tailleurs de père en fils.

March entra. Le sol était couvert d’un duvet fin et il se sentit coupable d’y apposer ses souliers pleins de boue. Des costumes étaient exposés tout autour de la petite pièce à l’odeur délicate. Un homme ventru était affalé dans un grand canapé et fixait March, bouche bée. Un autre homme, le tailleur à en juger par le ruban gradué qu’il tenait dans les mains, entra par l’arrière de la salle.

— Monsieur Duchât, j’ai ce qu’il vous faut…

Il stoppa net en voyant March.

— Qu’est-ce que… Que faites-vous là foutriquet !

— Je… euh. Je voudrais faire appel à vos services, dit March en sortant la bourse de son veston.

Les pièces cliquetèrent et pendant un instant, une lueur passa dans les yeux du tailleur. Puis il se rappela qu’il avait un autre autre client.

— Monsieur Duchât, toutes mes excuses, il doit s’agir d’une farce ! Allez-vous-en, miteux ! Notre établissement ne sert qu’une clientèle prestigieuse, pas de vulgaires marins de pacotille !

Le tailleur lui fit signe de partir, comme s’il s’agissait d’un animal infesté de puces. March ne bougea pas.

— C’est Egas qui m’envoie. Il a mentionné une dette que vous avez envers lui.

Le tailleur se raidit.

— Egas ? Le médecin ? chuchota-t-il en s’approchant.

— Oui. C’est un ami, il m’a dit que vous pourriez m’aider. Je dois visiter la banque, mais comme vous pouvez le voir, je n’ai pas l’habit pour l’occasion.

Le tailleur s’approcha encore plus près et serra les dents pour que son client ne l’entende pas.

— Che ne peux pas m’occuper de fous maintenant. Pachez par l’arrière du magachin et ne faites pas de bruit.

March acquiesça.

— Allez vous en Monsieur, avant que je n’appelle la milice ! menaça vainement le tailleur dans une réplique digne d’un acteur.

March joua le jeu et sortit. Il contourna le bâtiment et trouva facilement la petite porte menant à l’arrière de l’établissement. Il attendit quelques minutes puis le tailleur le fit entrer après avoir vérifié que personne ne les voit.

— Je vous préviens, vous devrez payer d’avance ! Et à la moindre supercherie de votre part, j’appellerai la milice ! Vous savez ce qu’on fait aux voleurs dans la ville-haute n’est-ce pas ?

— On leur coupe les mains ?

— Monsieur, vous croyez-vous dans la ville-basse ? Ici, les voleurs sont pendus ! C’est la moindre des choses.

— Ne vous inquiétez pas, je ne viens pas vous voler. J’ai simplement besoin d’être présentable pour ma visite à la banque.

Le tailleur fit la moue, mais il accepta l’explication. Il toisa March de haut en bas, comme s’il s’apprêtait à acheter une tête de bétail. Il tira le ruban gradué de sa poche et commença à mesurer March.

— Vous direz à ce cher Egas que ma dette sera pleinement acquittée.

March acquiesça sans chercher plus d’explications sur le passé des deux hommes. Il ne se sentait pas particulièrement à l’aise dans ce lieu et voulait lui aussi que cette visite soit brève.

— Monsieur sait-il déjà ce qui lui plairait ?

— Euh… non. Quelque chose de simple, j’imagine.

Le tailleur bondit, son regard méprisant fixé sur March.

— Nous ne faisons rien de « simple » ici. La simplicité n’a pas sa place dans un tel établissement.

— Dans ce cas, trouvez-moi quelque chose de raffiné, mais… discret.

Le tailleur acquiesça puis s’accroupit pour mesurer l’entrejambe, ce qui ne manqua pas de faire glapir March.

— Vous devrez revenir demain à l’aube pour récupérer votre habit.

— Demain ? Mais je compte visiter la banque aujourd’hui.

Le tailleur se redressa puis alla noter les mesures sur un carnet posé sur son atelier.

— Je ne fais pas les choses à la va-vite même pour les clients de moindre… lignage. De toute façon, l’établissement des familles Holstein et Sienna fermera ses portes d’ici peu.

— Bien… j’attendrais demain.

— Quant au payement…

March sortit la bourse de sa poche. Le tailleur s’en empara comme un charognard chipant un morceau de viande sur un cadavre. Il examina le contenu. Un léger sourire se forma sur ses lèvres.

— Vous comptez vraiment garder toute la bourse ? Je pensais que le vol était sévèrement puni ici, dit March.

Le tailleur fut outré.

— Monsieur ! Mes services sont onéreux ! J’habille les plus grands ducs de Bourgonnie lorsqu’ils sont de passage dans la ville !

Il sortit une pièce de bronze et la tendit à March puis il fit disparaitre le reste de la bourse dans un des tiroirs de son atelier. March fixa la pièce brune dans sa main, tout juste de quoi s’offrir un repas dans une auberge de la ville-basse.

— Vous pouvez partir, j’ai du travail qui m’attend, dit le tailleur en secouant sa main devant lui pour le faire partir.

Le tailleur claqua la porte et March se retrouva seul face au crépuscule du soir. Un long gémissement en provenance de son estomac lui rappela qu’il n’avait rien avalé de la journée. Les secrets que recelait la banque devraient attendre un jour de plus.