— Tu vois cette fleur sur le bas-côté ?
March suivit du regard la direction que pointait Saira.
— Celle aux pétales bleus ?
— Oui. Une fois séchée et mélangée à de l’eau bouillante, c’est un excellent remède contre les migraines.
March scruta la petite plante qui recélait tant de bénéfices. Les deux derniers jours avaient été les plus heureux dont il se souvienne. Et certainement les plus heureux de sa vie.
Saira lui avait conté ses nombreux voyages et découvertes aux quatre coins du continent. Sa passion pour les végétaux était contagieuse et March se délecta du savoir qu’elle partageait si volontiers avec lui.
En retour, March avait raconté son périple à bord de l’Imbattable et l’incroyable chasse au dragon-baleine. Saira avait ri aux larmes en entendant les anecdotes à propos des membres de l’équipage. Sa façon de rire, si naturelle, envoûtait March qui sentait un véritable lien d’amitié grandir entre eux depuis leur départ de l’auberge.
La voix dorée s’engorgea de nombreux voyageurs à l’approche de la capitale. Les champs cultivés qui bordaient la route marchande firent place à une succession de petits villages, parfois seulement composés d’une poignée de maisonnées qui profitaient du flux constant de visiteurs en faisant commerce de denrées alimentaires et autres objets de voyage. Les patrouilles de soldats devinrent elles aussi plus fréquentes et il aperçut même une garnison de cavaliers qui bivouaquaient à l’extérieur d’un hameau.
Les auberges étant pour la plupart bondées, March et Saira passèrent leur seconde nuit à la belle étoile. Les autres voyageurs campant sur l’accotement et les soldats étaient si nombreux qu’ils ne craignirent pas d’être détroussés pendant la nuit. Pour leur repas, ils se contentèrent d’un quignon de pain et de quelques fruits séchés que Saira avait négociés dans un village un peu plus tôt.
March dormit peu cette nuit-là et ils reprirent leur chemin à la première lueur de l’aube. Ils approchèrent de la capitale à la fin du troisième jour de voyage et March sentit une vague familiarité à la contemplation de la ville la plus peuplée du continent.
Les tours de la citadelle toisaient la cité de toute leur hauteur. La résidence royale trônait sur le bord d’une haute falaise se jetant dans la mer des Oublis. Cette formation rocheuse rendait la capitale imprenable par la mer. Bien qu’elle ait connu peu d’assauts, la ville n’avait jamais cédé à une attaque et il était facile de comprendre pourquoi. Quiconque posait son regard sur la ville ne pouvait qu’être ébloui par la muraille de métal qui l’entourait. Les remparts extérieurs avaient été érigés par la magie du Saint-Mage Caetobria I qui, en un battement de cil, fit jaillir des entrailles d’Heimur cette masse inerte et aussi résistante que le plus solide des boucliers.
La ville de Caetobria, qui portait le nom de son fondateur, était un rappel éternel du prodigieux pouvoir des Saint-Mages.
Ses frontières s’étendaient aujourd’hui par delà la muraille. Depuis la fin de la guerre avec Urraca, et l’essor de la ville comme plateforme commerciale sur le continent, les marchands de tous les royaumes s’étaient installés dans un marché à ciel ouvert permanent tout autour de la ville. On y croisait des barons de Bourgonnie venu se fournir en minerais rares, des troupes de mercenaires Malavantais attendant d’être affectées à leur prochaine escorte ou encore des nomades des steppes venus faire commerce de leur bétail.
Saira dirigea tant bien que mal la calèche à travers le capharnaüm pour rejoindre les portes de la ville. La foule devint de plus en plus compacte, à telle point qu’elle dût complètement d’arrêter à bonne distance de la porte.
Au loin, March devina le casque brillant d’une vingtaine d’Exécuteurs. Il compta aussi trois Inquisiteurs, habillés de leurs longs manteaux noirs aux bordures dorées.
— Le Mysterium bloque l’entrée de la ville, dit March.
— Regarde, ils fouillent tous les passants. Comme ces soldats que l’on a rencontrés après Drachima.
— Oui, sauf qu’eux y mettent plus de zèle.
March inspecta les alentours pour s’assurer que d’autres Exécuteurs ne soient pas dans les parages. Il n’avait plus de doutes sur la raison de leur présence aux portes de la ville. Le Mysterium le cherchait, ou du moins, cherchait le responsable de l’attaque contre le roi. Il réfléchit à une autre option et scruta la muraille argentée qui les dominait de sa hauteur. Grimper sa paroi glissante ne serait pas facile, mais il n’avait pas d’autre solution. S’il était discret, il pourrait peut-être utiliser ses pouvoirs pour se propulser sur l’enceinte métallique.
Il sortit sa bourse de son veston et la tendit vers Saira.
— Je vais devoir trouver un autre chemin pour entrer dans la ville. Voici le reste du payement, comme convenu.
Saira fixa la bourse, mais ne la prit pas.
— Comment comptes-tu passer les remparts ? Il n’y a pas d’autre entrée dans la ville, tu sais ?
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— Je trouverais un moyen.
Elle se renfrogna.
— C’est toi qu’ils cherchent, n’est-ce pas ?
March posa la bourse entre eux et la fixa du regard. Les yeux de la jeune femme ne contenaient aucune animosité ou peur. Alors il décida de partager encore un de ses secrets avec elle.
— Oui, je crois bien.
— Tu sais pourquoi ?
— Je n’en suis pas certain. Je crois que ça a un rapport avec l’attaque contre le roi. Je dois découvrir la vérité si je veux avoir une chance de défendre ma cause et pour ça il faut que je me rende à l’intérieur de la ville.
Saira exhala et fit glisser la bourse vers March.
— Dans quoi vas-tu encore te fourrer ma vieille ? murmura-t-elle.
Puis elle reprit en se tournant vers March :
— Notre accord consistait à t’amener dans la ville, pas devant ses portes. Tu me donneras cet argent quand j’aurai rempli ma part du contrat.
— Mais… je ne peux pas entrer par ici, je te l’ai dit…
— Je connais un autre moyen d’entrer dans la ville.
— Comment ? La muraille est infranchissable, tu l’as dit toi-même !
— La muraille peut-être, mais pas la falaise.
March ouvrit de grands yeux interrogateurs.
— Fais-moi confiance, conclut-elle avant de détourner la calèche vers le bas-côté.
Saira les mena à travers le dédale du marché jusqu’à ce qu’ils atteignent un sentier de terre se faufilant vers la falaise. Mis à part quelques corbeaux gris, le chemin était désert. La calèche continua ainsi pendant un moment et ils se trouvèrent bientôt au bord de la pente rocheuse sur laquelle était installée la citadelle.
— Saira, où allons-nous ?
— Il y a un passage creusé dans la falaise qui mène à l’intérieur de la ville.
— Quoi ? C’est impossible, il aurait été découvert il y a bien longtemps !
— L’armée royale a trop confiance dans ses remparts. Ils n’inspectent jamais la falaise. Pour preuve, nous sommes arrivés jusqu’ici sans que personne ne nous arrête.
Elle disait vrai et March ne put s’empêcher de remarquer que les remparts étaient si peu fournis en soldats sur cette section, qu’il aurait été facile pour une bande de mercenaires de pénétrer la ville sans être vu.
La calèche s’avança sur un chemin escarpé ancré contre la falaise, juste assez large pour un transport de cette taille. Les roues de la calèche frottèrent contre la paroi de la montagne blanche qui s’élevait au-dessus d’eux. March scruta le vide à sa droite et la longue chute qui l’attendait s’il n’était pas prudent.
— Accroche-toi bien, dit Saira.
La jument semblait sûre d’elle, comme si elle connaissait déjà ce chemin et ne s’importunait plus de la folie d’une telle entreprise.
La voie s’arrêtait devant un massif de plantes grimpantes — le lierre brun envahissait une grande partie de la falaise — puis se jetait dans le vide.
— C’est un cul-de-sac, s’écria March.
Saira ricana et mena la jument tout droit vers l’amas de lierre devant eux. La tête de l’animal, puis tout son corps percèrent à travers les plantes en emportant ses passagers dans une caverne creusée à même la roche.
Saira sauta de son siège pour ramasser une vieille torche posée à terre. Elle utilisa un briquet qu’elle gardait dans sa sacoche pour produire une étincelle qui embrasa la torche encore imbibée d’huile. La lumière révéla un long chemin s’engouffrant dans les entrailles calcaires de la ville.
— Comment connais-tu ce chemin ?
— C’est un passage utilisé par les contrebandiers pour transporter les marchandises dans la ville. J’ai dû l’emprunter à plusieurs reprises… Je n’avais pas vraiment le choix.
March choisit de ne pas en demander plus. Après tout, elle non plus n’avait pas essayé de lui tirer les vers du nez au sujet du Mysterium et des soldats qui le cherchait.
Ils s’enfoncèrent dans le dédale sombre et humide et parcoururent le boyau rocheux pendant un long moment.
Les grincements qui les accompagnaient dans le long couloir inquiétèrent March.
— Tu es certaine que ce passage est sûr ? De quand date ce tunnel ?
— Je te l’ai dit, je l’ai emprunté assez souvent, ça ne craint rien. Et puis le tunnel était là bien avant nous, il a surement été creusé il y a des siècles.
Son explication ne rassura pas March. Une construction aussi vieille avait besoin d’entretien pour rester intacte, surtout dans une roche si friable.
— Saira, j’ai un mauvais pressentiment. Essayons d’avancer plus vite.
— Je ne vois pas comment cette jument peut aller plus vite après ce qu’on lui a fait parcourir sur la voie dorée. Et puis regarde comme c’est étroit…
Un craquement retentit dans leur dos et ils se tournèrent d’un même mouvement vers la source du bruit.
— Ça doit juste être la roche qui s’effrite sur les parois du tunnel, dit-elle pour se rassurer elle-même.
Le craquement reprit de plus belle et sembla se rapprocher, comme un animal cauchemardesque se frayant un chemin à travers le tunnel.
March fixa les ténèbres derrière eux, s’apprêtant au pire, alors que la jument s’immobilisa, comme si elle aussi pressentait le danger.
La roche calcaire du plafond craqua et une faille fendit la voûte blanche du tunnel au-dessus de leur tête. Puis le craquement se changea en un rugissement.
— Saira, vite ! Le tunnel s’effondre !
Elle martela les rennes pour faire avancer l’animal qui avait déjà pris l’initiative de se mettre au galop. Le cheval détala si vite que March dut s’agripper au siège de la calèche pour ne pas tomber à la renverse.
— Là, devant, de la lumière ! cria Saira alors que la roche continuait de s’ouvrir tout autour d’eux.
March serrait la calèche si fort que le bois commença à craquer sous ses phalanges. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la sortie…
Le cheval glissa sur la roche et s’effondra telle une poupée de chiffon. La calèche bascula en avant et ses deux passagers furent projetés au sol. March roula sur lui-même puis se rétablit dans une cabriole digne d’un félin. Saira, elle, n’eut pas autant de dextérité et tomba lourdement sur sa jambe droite.
— Saira, cramponne-toi à moi, dit-il en bondissant vers elle.
Il lut la terreur dans le regard de la jeune femme et comprit qu’elle était figée par la peur. La sortie du tunnel était trop loin pour qu’ils l’atteignent en courant tout en portant Saira. March prit alors la seule décision leur permettant de survivre.
— Tu me fais confiance ?
Les larmes coulèrent sur les joues de Saira, mais elle acquiesça.
Il la serra contre lui de son bras droit et pointa le bras gauche vers l’effondrement qui remplissait le tunnel depuis l’entrée. La torche tombée à proximité de la calèche fut avalée par les gravats et l’obscurité envahit les lieux.
March fit appel à ses pouvoirs. Une bourrasque s’engouffra dans le tunnel depuis l’extérieur puis March utilisa cette force naturelle pour exercer une pression sur la roche qui continuait de sceller le tunnel à tout jamais.
Saira ferma les yeux alors que leurs corps se soulevèrent et flottèrent dans le passage étroit du tunnel.
Ils furent expulsés du tunnel dans une gerbe de poussière blanche puis atterrirent dans une marre boueuse. March lâcha enfin Saira qui roula sur son dos, allongé dans la mélasse comme s’il s’agissait du plus doux des duvets.
— Bienvenue à Caetobria, se contenta-t-elle de dire.