Leurs pieds et leurs bras en feu, Tara et Elya abandonnèrent leurs provisions durement acquises sur la table de la cuisine, avant de s’asseoir à grand renfort de soupirs sur le banc. Elles se regardèrent et sourirent avant d'éclater de rires.
- C'était génial, s'exclama Elya. Tous ces gens, toutes ces odeurs et ces bruits! Il y a avait pleins d'enfants partout, je n'en avais jamais vu autant dans un même endroit! A un moment j'ai cru qu'un des enfants allait s'amuser à passer entre mes jambes, heureusement que je portais une jupe!
- Il faudra que tu fasses plus attention lorsque tu seras envoyée faire le marché seule ou avec quelqu’un d’autre et que ce sera toi qui portera la bourse des maîtres, tu avais l’air trop distraite, une vraie cible de choix pour un voleur à la sauvette.
Elya acquiesça sans perdre une once de sa joie. Tara regarda sa nouvelle amie. Elle était transformée depuis son arrivée ici. A présent, son visage affichait, quasiment en toute circonstance, un énorme sourire. Ce qui la rendait encore plus belle qu'elle ne l'était. D'ailleurs, les elfes masculins l'avaient remarqué notamment Aebe. Il travaillait dans les écuries essentiellement et Tara l'avait vu déposer discrètement une fleur sur le bureau d'Elya lorsqu'elle était occupée à autre chose pendant ses études. Aebe était un bon elfe, il était doux et gentil, il souriait peu, ce n'était pas dans sa nature mais il était joueur et aimait beaucoup taquiner les autres et s'occuper des animaux des maîtres. L'elfe se souvint de son arrivée dans la maison. Il était très jeune et il n'avait jamais dit à qui que ce soit d'où il venait, mais il avait de larges cicatrices sur tout le corps, tous savait que sa vie n'avait pas été un long fleuve tranquille. Aebe avait mit deux mois à commencer à parler aux autres esclaves. Et encore deux mois avant d'initier les conversations. Aujourd'hui, ce n'était toujours pas un moulin à paroles mais il était bien intégré dans le groupe. Tara savait que le maître appréciait particulièrement la façon dont Aebe traitait les chevaux. Il lui avait même donné des cours équestres, c'était la première fois qu'elle voyait un elfe chevaucher et c'était magnifique. Aebe avait le dos droit, il était crispé les premières fois, surtout qu'il était le centre de l'attention. Tous les esclaves étaient réunis autour du manège, observant avec étonnement l'un des leurs, faire comme les hommes. Le maître le guidait en chevauchant avec lui. Sa femme était également là et observait avec amusement les deux, l'homme et l'elfe, le maître et l'esclave, s'acharner à apprendre les bases de l'équitation.
Depuis il avait eu des cours réguliers et au fur et à mesure, les autres esclaves venaient de moins en moins. La dame, elle, venait très souvent. Aebe avait fini par acquérir les bases jusqu'à devenir un excellent cavalier. Aujourd'hui, en plus de débourrer les jeunes poulains et de sortir régulièrement les différents chevaux que possédait le maître, il enseignait à son tour, l'équitation aux autres elfes, parfois même seul.
- A quoi tu penses? demanda Elya, sortant Tara de sa rêverie.
- Je pense à Aebe.
Les joues de son amie devinrent écarlates. Ah tiens, les sentiments d'Aebe étaient donc réciproques.
- C'est quelqu'un de bien et il est plutôt mignon, continua-t-elle. Elya regarda ses pieds.
- Et je crois qu'il t'aime bien, rajouta-t-elle, guettant la moindre réaction.
Son amie releva la tête, ses yeux demandaient plus d'information. Tara eut un petit rire.
- Tu sais que c'est lui qui te dépose les jolies fleurs que tu retrouves sur ton bureau lorsque tu travailles?
Tout d'un coup, elle vit la panique dans les yeux de son amie et entendit les bruits derrières elle. D'autres personnes arrivaient. Se retournant, elle aperçut Aebe avec d'autres elfes. Elle lui fit signe de s'approcher.
- Comment tu vas aujourd'hui?
- Bien et vous? Demanda le jeune elfe. Regardant les emplettes sur la table, il rajouta: Vous avez été au marché? C'était la première fois pour toi, non, Elya?
Cette dernière était retournée regarder ses pieds, ses lèvres bougeaient mais aucun son n'en sortait et ses joues étaient enflammées.
- Oui c'était sa première fois, dit Tara venant à son secours. C'était une sortie très agréable et on a ramené le poisson que la dame voulait.
- Tant mieux, répondit Aebe sans que son regard ne quitte son amie toujours de plus en plus rouge.
- Je me disais, tu pourrais apprendre à Elya à chevaucher, non? Tara sentit un coup de pied assez violent lui percuter le mollet. Elle conserva son sourire, faisant fi de la douleur aiguë.
- Avec plaisir! Je viendrais te chercher lors d'une de tes journées de congés pour commencer les leçons, je suis certain que tu feras une excellente cavalière. Répondit Aebe en lançant un clin d’œil à Tara. Et bien, je vais vous laisser. Bonne journée mes dames.
La posture altière, comme toujours, l'elfe retourna avec ses compagnons qui sortaient déjà de la cuisine après avoir pris chacun une pomme pour le goûter. Tara sentait le regard noir de son amie lui fusillait le dos. Elle se retourna, souriant de toutes ses dents:
- Voilà qui est fait ma chère.
Elles s’esclaffèrent toutes les deux, complices.
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Le rire qu'elle entendit lui fit crisper d'autant plus les mains sur le fauteuil alors qu'elle lisait par dessus l'épaule de son époux la missive qu'ils avaient reçu.
Missive urgente
Les Trois Grands nous ont délivré leurs Enseignements et nous ont sommé de mettre en œuvre les ordres suivants:
La guerre doit reprendre, rapidement.
Pendant 3 années consécutives, les enfants des elfes seront amenés au sacrificial à l'âge de 3 jours.
Vous gardiens de la foi et propriétaires d'esclaves, vous avez l'obligation d'apporter chaque matin du troisième jour de vie d'une progéniture elfique, celle-ci en sacrifice au temple le plus proche.
Nous gardiens de la foi et plus proches serviteurs des Trois Grands, nous assurerons que chaque ordre soit respecté scrupuleusement.
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Le dernier grand cérémonial ne doit plus jamais être évoqué. Toute rumeur pourrait entraîner une tentative de révolte des esclaves.
Toute tentative de rébellion sera à présent sanctionnée par la mort du rebelle et de trois de ses proches. Si l'esclave appartient à une maison, un responsable de la maison sera sacrifié avec lui.
Fin de la missive
Elle en tremblait, de rage et de peur. Non, c'était impossible. Elle avait sûrement mal lu. Elle relit une quatrième fois la missive, elle supposait que son mari faisait de même, espérant au-delà de toute logique que les mots apposés allaient changer de sens. C'était impensable. Le sacrifice des esclaves avait toujours eu lieu à l'âge de 99 ans. Déjà proclamer l'âge du sacrifice à 99 ans (qui était un âge bien avancé pour les humains, qui n’atteignaient que rarement celui-ci) c'était faucher la vie des elfes alors qu'ils étaient à peine rentré dans l'âge mature. Mais à l'âge de 3 jours! Non! Son mari parla le premier:
- Ce n'est pas possible, s'exclama-t-il en douceur. Ses mains tremblaient.
Il reposa doucement la lettre sur le bureau, les yeux toujours fixés dessus, il pris doucement la main de sa femme.
- J'ai bien lu? demanda-t-elle
- Trois... Trois jours
- C'est de la folie! s'emporta-t-elle. Comment peuvent-ils ordonner ça?
- Doucement, baisse la voix.
Sans s'en apercevoir, la dame de la maison avait crié son incompréhension. Elle apposa sa main sur sa bouche avant de demander:
- Comment allons nous faire?
- Je l'ignore, mais il nous faut trouver une alternative. Nos plans vont devoirs s'appliquer plus rapidement que nous ne l'envisagions.
- Tu envisages de trahir?
Son époux rit doucement:
- Nous le faisons déjà.
- Mais pas de cette façon! Jamais nous n'avons trahit les Enseignements des Trois Grands, seulement leur application par les prêtres!
- Alors nous les laissons emporter les nourrissons de 3 jours à l'abattoir? Non attends, laisse-moi corriger: nous apportons nous même les nourrissons de 3 jours au cérémonial?
- Ce serait comme les tuer nous même!
Les deux époux soupirèrent en cœur. Isumi se déplaça pour venir se réfugier dans les bras de son aimé. Depuis qu'ils s'étaient mariés, ils avaient vu petit à petit qu'ils avaient la même vision des choses. Ils détestaient assister au cérémonial, d'ailleurs, ils l'évitaient tous les deux le plus possible. Lorsqu'ils avaient remarqué les tentatives de l'autre pour trouver une excuse valable leur évitant d'assister aux sacrifices, ils s'en étaient amusés. Puis ils avaient commencé à conspirer.
Leur première idée avait été de construire un havre de répit pour les elfes. Un endroit où ils pourraient vivre un peu mieux, sans coup de bâton ou de fouet ou autre objet de torture et de sermons.
Leur deuxième idée, avait été de trouver d'autres humains qui pensaient comme eux. Cela n'avait pas été facile, tous se cachait mais ils avaient fini par en dénicher un peu partout. Pour cela il fallait se fier aux signes: des propriétaires d'esclaves qui n'avaient pas de marque et qui paraissaient bien manger, des personnes extrêmement riches mais n'ayant aucun esclave... Ils avaient ainsi constitué un petit groupe d’humains qui travailler à améliorer l’existence des elfes. Le nombre de personnes était très réduit, la menace d’être dénoncé, les faisant redoubler de vigilance. Au fur et à mesure, leur ambition était bien plus grande même si aucun ne se l’avouait véritablement.
La troisième idée, ne venait pas d'eux: des prêtres avaient commencé à soigner les hommes. Les premiers à l'avoir fait à la vue de tous avaient été sacrifiés et à présent, tous les guérisseurs étaient pourchassés pour être éliminés. Mais en dépit de tous ces efforts, ils y en avaient toujours plus. Isumi savait pour quelle raison, de plus en plus d'homme et de femme se détournait des prêtres : leur âme. Celle qui leur paraissait à tous tellement lourde, devenait ainsi plus légère.
Leur quatrième idée était le plus dangereuse, ils voulaient aider les nains à battre l'armée. Ainsi, il y aurait moins de sacrifices et à force de défaites, le pouvoir des prêtres en viendrait à diminuer.
Tout ce travail, lui paraissait aujourd'hui vint. Comment pourraient-ils conserver la confiance durement acquise en sacrifiant les progénitures des elfes? Comment pourraient-ils le faire en gardant leur conscience intacte? Comment pourraient-ils dormir la nuit? Ils se devaient de trouver une solution. Peut-être qu'en informant les esclaves de cette ordre, il pourrait éviter des naissances et ainsi des sacrifices. Elle en fit part à son époux:
- On doit le leur dire. Ainsi, ils éviteront les grossesses.
- Peut-être, mais si par accident, une grossesse arrive?
- Nous... nous ferons le nécessaire, il vaut mieux périr dans le ventre de la mère avant d'avoir une pleine conscience qu'une fois avoir respiré l'air frais de l'extérieur pendant 3 années entières!
Soudain, elle pris conscience d'une chose:
- Crois-tu qu'ils forceraient les grossesses, s'ils estimaient qu'il n'y en a pas assez?
- C'est une possibilité.
- Quelle horreur, souffla-t-elle. Les larmes lui montaient aux yeux.
- Je pense que c'est dû à ce qui s'est passé lors de la dernière cérémonie. (Il sentit sa douce se crisper à la mention de celle-ci, qu'ils le veuillent ou non, les ordres avaient un impact sur leur vie et ils ne pouvaient empêcher leur corps de réagir, toute leur enfance on leur avait inculquer l'obéissance aux ordres des prêtres, les défier était contre-nature). De nombreuses âmes ont été perdues, cela doit effrayer les prêtres, ils doivent vouloir corriger le tir et en apporter plus. Tu sais comme moi que les Trois Grands n'apparaissent plus en public, on n'en a pas vu depuis plus de 60 ans! Peut-être sont-ils fragilisés? Ce serait la raison de cette ignominie.
- Peu importe la raison, nous ne pouvons pas laisser faire une telle chose! Nous devons en informer nos serviteurs, et les convaincre d'éviter tout rapport pour l'instant. Si par la suite, les prêtres souhaitent forcer ces rapports et bien... et bien, nous réfléchirons à une solution le moment venu!
- Non, répondit Cynro. Il nous faut anticiper leurs coups, il faut les prendre de court!
Ce que dit son mari ensuite, la laissa sans voix pendant une journée entière:
- Nous allons devoir organiser l'évasion des esclaves.
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Cynro en compagnie de Roland regardait les différentes cartes étalées devant eux. Un chemin, ils devaient trouver une voix qui permettrait aux esclaves de s'évader mais aussi un lieu sur où se réfugier. Voilà certainement la recherche la plus difficile, trouver un endroit libre pour les elfes. Cynro soupira pour la énième fois. Il n'avait pas d'idée, il ne trouvait aucune solution. C'en était exaspérant!
- Il n'y a rien, s'emporta Cynro.
Le vieux maître répondit:
- J'étais pourtant certain d'avoir vu quelque chose sur une carte, un lieu non exploré par les nôtres mais je ne parviens pas à remettre la main sur cette carte. A l'époque, j'étais persuadé que ce n'était que fantasmagorie. Expliqua-t-il en reprenant les cartes, les unes après les autres, espérant trouver un détail qui leur aurait été caché jusqu'ici.
- Ce n'est pas de ta faute mon ami. Tu ne peux te souvenir de tout ce que tu as lu. Peut-être que les nains pourraient les accueillir ?
- Je doute fortement qu'ils acceptent de négocier avec nous et encore plus que dans leur grotte, ils aient de la place pour autant de personnes. Sans compter sur la logistique pour les faire sortir de la ville. Admettons que nous parvenions à leur trouver un lieu sur au-delà de nos terres, comment les y faire parvenir?
Cynro acquiesça doucement de la tête. Roland reprit:
- Rien de tout ceci n'est de ta faute. Je vois la colère et la tristesse passer sur ton visage. Si nous ne parvenons pas à trouver une voie pour la fuite des elfes, que prévois-tu de faire? J'espère que tu n'as pas une idée folle en tête.
- Je n'en ai pas la moindre idée. Je ne les laisserais pas commettre une telle atrocité. Je finirai sûrement par être assassiné ou mené au sacrificial en tant que traître. Mais si cela se passe ainsi, ce qui m'inquiète c'est le sort qui sera alors réservé à Isumi et les enfants. Je ne... Je ne supporte pas l'idée qu'il leur arrive le moindre mal, les tortures qui leur seront réservés seront sûrement les plus terribles pour avoir épousé ou être un rejeton d'un traître. Je n'arrive plus à fermer l’œil de la nuit. Isumi tremble et pleure tous les soirs, je ne sais que faire pour la réconforter. Lorsqu’elle parvient enfin à s’endormir, ses songes sont agitées et elle finit par se réveiller en hurlant. Je ne sais même plus quoi dire aux servants qui commencent à paniquer également en voyant l’état de leur maîtresse.
Roland réfléchit, comment pouvait-il aider son ami?
- Ils pourraient juste fuir, non? On les laisse prendre les chevaux et ils fuient à toute vitesse, en pleine nuit? Toi, tu n'as rien fait, on peut même mettre en scène une rébellion en vous "blessant" suffisamment pour être convainquant mais pas assez pour éviter des troubles permanents?
- Ils seraient stoppés avant d'atteindre les portes de la ville. Depuis l'apparition des guérisseurs, les tours de garde ont été décuplés. Je ne veux pas les abandonner à une mort certaine et ma femme m'en voudrait sûrement éternellement si je le faisais. Sans parler des jeunes, ils ne savent pas monter. Et nous n'avons pas assez de montures pour tous les esclaves. Si une partie s'enfuit, les autres paieront le prix, qu'ils soient attrapés ou non. Et nous aussi. On serait torturés pour nous faire cracher tous nos secrets, et toi, comme moi, nous savons que nous ne pouvons pas nous permettre de trahir tout ce que nous avons fait jusqu'à présent, tous nos amis et notre conscience. Tout ça pour finir mener au sacrificial.
Roland trembla à cette idée.
- On va trouver une solution, assura Roland, se remettant à fouiller dans ses papiers.
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Devant la porte de la bibliothèque, le livre qu'elle avait terminé cette nuit entre ses mains, la jeune elfe fit demi-tour à pas de velours.