La journée était belle, il faisait bon sans qu'il fasse trop chaud, parfait pour les activités physiques. Elya s'était réveillée tôt comme chaque matin et avait enchaîné avec un léger petit-déjeuner avant de se mettre à ses tâches quotidiennes. Jusqu'à ce qu'on la prévienne que la maîtresse des lieux voulait la voir. Avant le dîner, dans le bureau. Le stress était monté petit à petit.
Elya était heureuse d'avoir été louée à cette famille, elle connaissait le sort qui l'attendait, mais elle avait décidé depuis longtemps de vivre au jour le jour et de prendre chaque petite once de bonheur comme elle venait. Contrairement à certains des siens qui refusaient de se faire à leur sort et qui partait plus tôt que les autres, en voulant se confronter aux hommes et défier leurs Dieux. Venir travailler dans cette demeure avait été une joie pour cette jeune elfe.
Elle connaissait sa valeur en tant que servante, ses nouveaux maîtres l'avait louée alors qu'elle travaillait à nettoyer le temple, seuls les "meilleurs" esclaves se retrouvaient au service des prêtres. Là-bas, Elya suivait les règles qu'on lui avait appris: baisser les yeux et la tête; et tout le temps de son labeur, répéter à haute et intelligible voix qu'elle haïssait ce qu'elle était; obéir à chaque demande; ne pas de plaindre; ne pas crier sauf lors des séances de tortures. Certaines de ses règles étaient données à haute voix, d'autre comme le fait de crier pendant qu'on la battait, elle l'avait appris seule. Lorsqu'elle hurlait, les tourmenteurs semblaient satisfaits et ses séances étaient plus rapidement écourtées.
Arrivée il y a une semaine, pour faire le même travail que dans le temple comme lui avait dit le maître lors de son premier jour. Rien de plus, rien de moins. Et pourtant, elle était convoquée. Qu'avait-elle fait? Elle avait bien prononcé sa litanie, mais peut-être qu'elle n'avait pas été assez virulente dans ses propos, ou que les maîtres avaient remarqué qu'elle ne le pensait pas vraiment, qu'elle ne faisait que répéter ce qu'on lui avait enseigné à grand renfort de punitions? Elya se remémora les séances de pardon subis pour cette raison, elle frissonna. Ou alors elle n'avait pas assez frotté? Elle regarda ses mains, elles n'étaient pas rouges, elles n'avaient pas saignées depuis une semaine. C'était ça! Quelle imbécile elle était! Nettoyer jusqu'au sang, c'était ce qui plaisait aux prêtres! L'ambiance de cette demeure, l'avait amadouée et maintenant elle allait être fouettée jusqu'à l'évanouissement et cela allait lui coûter des jours de douleurs à chaque mouvement. Quelle esclave stupide! se maudit-elle. Lorsqu'elle parvint enfin à la conclusion qu'elle n'avait pas mis assez d'ardeur dans son travail, elle redoubla d'effort, se brûlant les mains avec l'eau brulante, retrouvant doucement les sensations qu'elle connaissait déjà si bien, les rougeurs douloureuses qui précèdent l'apparition des cloques, la crispation dans ses doigts qui demain se transformerait en douleur à chaque mouvements de ceux-ci.
La journée se terminait, l'air était plus frais et les jambes d'Elya l'avaient menées devant la porte du bureau des maîtres de la maison. Elle regarda de nouveaux ses mains, c'était mieux. Loin d'être parfait mais peut être que les efforts qu'elle avait fait aujourd'hui lui permettraient d'éviter les coups ce soir.
Prenant son courage à deux mains, elle frappa à la porte devant elle, entrant lorsqu'on l'y invita, et referma en silence la porte avant d'avancer jusque devant le bureau.
Elya connaissait déjà cette pièce dans ses moindres recoins. Une trentaine d'elfes aurait pu dormir et vivre dans ce bureau. Un magnifique et soyeux tapis colorés de différents tons de vert et de bleu s'étendait sur le sol avec en son centre le bureau. Majestueux avec pleins de rangements, et des gravures sur les pieds, elle l'avait nettoyé avec précaution et délicatesse de peur de l’abîmer. Déplaçant les documents dessus avant de les remettre au même endroit, sans les regarder. A quoi cela aurait-il servit? Elle ne savait pas lire. Cette immense pièce était également constituée d'étagères sur trois de ses quatre murs; sur lesquelles étaient posés différents livres et bibelots. Il y avait des gravures, un peu partout, sur le bureau mais aussi sur les autres meubles. Elya s'était longtemps demandée ceux qu'elles représentaient avant d'oser demander à un autre esclave: "des phénix". Cela ne l'avait pas beaucoup plus avancée.
- Elya, c'est bien ton nom? demanda une voix douce de femme d'âge mûre, coupant la jeune elfe de sa rêverie.
L'esclave acquiesça de la tête sans quitter le sol des yeux.
- Sais-tu pourquoi tu es là?
Elya hésita. Si elle avouait ne pas avoir assez bien frotté et qu'en réalité, ils trouvaient que ses litanies étaient trop récitées, elle subirait une punition bien plus sévère. Hésitante, elle passa son poids d'un pied sur l'autre, se mordant la lèvre inférieure. Que dire? Si elle ne répondait pas, la maîtresse se mettrait en colère et les coups fuseraient également. Elle tenta sa chance:
- Non, maîtresse. Je suis désolée, maîtresse.
Elle entendit les froissements de vêtements puis le bruit de pas, la dame de la maison s'approchait d'elle. Pourquoi avoir menti? Quelle était stupide! Elle ne put réprimer un frisson de peur lorsque son menton fut relevé par deux doigts fins et que ses yeux rencontrèrent ceux magnifiquement bleus de la maîtresse.
- Là c'est mieux, souffla-t-elle. J'aimerais que tu cesses de réciter ces ignobles paroles à l'encontre de ta race et que tu relèves la tête de temps à autre aussi. De plus, tu ne m'as pas répondu plusieurs fois lorsque je t'ai salué, c'est assez impoli.
"Lorsque je t'ai salué", ces mots raisonnèrent dans la tête d'Elya. Comment aurait-elle pu savoir que ces "bonjour" lui étaient destinés? Jamais aucun homme, aucune femme, ne lui avait adressé la parole sauf pour la réprimander, la rabrouer ou la torturer.
Peut-être était-ce un jeu de la maîtresse? S'effraya-t-elle. Non, ça ne pouvait pas être ça. Sa voix était si douce, mais celle du prêtre Jore l'était également. Elya ne pouvait se fier à des paroles. Elle était une esclave, elle ne valait rien, moins qu'une miche de pain. Peut-être la dame de la maison disait ça dans le but de la pousser à commettre la faute d'être trop familière pour lui infliger une punition bien plus terrible que tout ce qu'elle avait connu jusque-là? La pousser à ne plus faire ses dévotions pour pouvoir la fouetter jusqu'au sang? Ou bien, elle tentait de la pousser à la faute pour l'emmener plus tôt au cérémonial. Sans s'en apercevoir, elle avait de nouveau baissé la tête. Deux doigts, de nouveau, la firent se relever.
- Bonjour, dit la maîtresse de maison avec un sourire timide mais bienveillant.
Les barrières d'Elya cédèrent:
- Bon - bonjour, répondit-elle avant de fondre en larmes. Ses jambes cessèrent de faire leur rôle de support et elle tomba à terre, rapidement rejointe par la maîtresse qui l'enlaça doucement.
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Après ce long moment où Elya n'avait fait que pleurer. Elle avait été raccompagnée dans sa chambre par des serviteurs. Ses jambes refusaient encore de la porter. Elle espérait que demain matin, tout reviendrait à la normale. Même si la maîtresse lui avait dit qu'elle ne travaillerait pas demain, elle ne pouvait pas se le permettre.
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Allongée sur son lit, la jeune elfe se rendit finalement compte de ce qu'elle avait occulté par peur de se le voir reprendre depuis qu'elle était venu dans cette maison.
Elle avait une chambre individuelle. Dedans, il y avait un lit confortable avec un matelas et des draps. Une petite cheminée qui était allumée lorsqu'elle arrivait le soir. Dans un coffre au pied du lit se trouvaient plusieurs tenues de travail à sa taille. Il y avait un bureau dans sa chambre, même si elle ne savait pas à quoi il pourrait bien lui servir, Elya n'avait pas résisté à l'idée d'ouvrir les tiroirs: un cahier, une plume et de l'encre y étaient entreposés. Les repas étaient plus consistant que tout ce qu'elle avait jamais vu pour un esclave, même si jusque-là, elle n'avait fait que grignoter des morceaux de crainte que ce ne soit qu'un mirage. Les autres esclaves! Ils parlaient entre eux, ils riaient, aucun n'était maigre, aucun n'avait les traits tirés, ni de traces de brûlures ou de plaies récentes! Comment avait-elle pu ne pas s'en apercevoir avant?! Son cerveau avait refusé d'assimiler ces données de peur de vivre un mirage.
On frappa doucement à sa porte et une elfe entra sans attendre de réponse.
- Bonsoir Elya. Je suis Tara. La maîtresse m'a demandé de prendre soin de toi le temps que tu t'acclimates. Voici ce que tu dois savoir pour ce soir. Demain, tu te lèveras comme tous les matins, tu prendras ton petit-déjeuner et tu me rejoindras dans la bibliothèque. La bibliothèque c'est l'endroit où se trouvent tous les livres. Là-bas, tu suivras un enseignement toute la matinée. Puis tu pourras redescendre manger avec nous et tu auras ton après-midi de libre. Les maîtres n'ont pas prévu de visites, tu pourras donc te détendre dans le jardin si tu le souhaites ou bien jouer avec les autres esclaves en repos demain dans la salle commune des serviteurs. Si tu entends la sonnette de la porte d'entrée retentir, si tu es en repos, tu dois absolument te remettre à effectuer tes tâches, tu auras une autre journée de détente en contrepartie. Compris? Bien. Bonne nuit.
Et elle repartie aussitôt, sans attendre la moindre réponse d'Elya. Celle-ci restait abasourdie, ce qui lui arrivait n'était pas imaginable. Aucune esclave, jamais, ne se permettait de rêver d'une telle chose et voilà, qu'elle allait la vivre? Elle sentit son cœur s'emballer et une pression agréable se nicher au creux de son estomac. Jouer, elle allait pouvoir jouer. Aux cartes, sûrement? Ou aux dès? Soudain, Elya réalisa qu'elle ne connaissait aucun jeu, aucune règle, elle allait se ridiculiser! "Un enseignement"? Soudain, l'esclave voulait rattraper Tara, mais ses jambes refusèrent de bouger. Elle ne connaissait rien, elle ne savait pas lire, pas écrire et ne savait même pas comment tenir une plume. Ses idées tournoyèrent dans sa tête: jouer, recevoir un enseignement, se ridiculiser, manger à sa faim, une journée de détente. La jeune elfe n'en revenait pas.
Ce soir, elle était heureuse et s'endormit pour la première fois de sa courte vie avec un sourire de contentement sur les lèvres.
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Au petit-déjeuner, Tara était là et elle avait entrepris de lui raconter une partie de l'histoire de la famille Toblos.
- Maîtresse Toblos est une femme accomplie. Elle a eu cinq enfants, trois garçons et deux filles. Ses filles sont mariées et viennent parfois rendre visite à leur mère avec leurs enfants, ce qui mets la Dame dans une humeur charmante.
Elya se demanda si la maîtresse, que les autres esclaves semblaient appeler également la Dame, pouvait avoir une autre humeur. Elle n'imaginait pas la colère ou la haine sur ce doux visage.
- Ses fils sont tous aux services des Trois Grands, le premier est un soldat, le second est un fonctionnaire et le dernier est un prêtre en devenir. Ils viennent plus rarement que leurs sœurs. Je te montrerai dans la semaine quelle chambre il faut préparer selon les personnes qui viennent visiter les maîtres. Tu te rappelles ce que je t'ai dit hier?
Elya fut surprise, elle ne s'attendait pas à une question et avait la bouche remplie de pain avec de la confiture.
- A propos de la sonnerie? insista Tara
- Se emette à tavailler, dit-elle en continuant à mâcher.
C'était tellement bon, divin même! Une confiture à la fraise, c'est la première fois qu'elle en goûtait. Elle en avait déjà vu et même servi mais : quel goût! Elya n'en revenait pas.
- Tout te paraît excellent n'est-ce pas? demanda Tara avec un sourire en coin
Elya hocha doucement la tête et rougit de honte. Elle ne connaissait rien, elle devait ressembler à une barbare qui découvre la vie, un animal à qui on demande de marcher sur deux pattes et de parler.
- Ne t'inquiète pas, on est presque tous passé par là. Ceci dit tu dois te concentrer lorsque je te parle et tu dois retenir. J'espère que tu es assez intelligente pour comprendre ce que je te raconte. Ce qui se passe dans cette demeure, si des officiels l'apprenaient non seulement nous serions punis, mais les maîtres aussi et ça je refuse que ça arrive.
La jeune elfe déglutît:
- Depuis quand?
- Depuis quand, quoi?
- Depuis quand, cet endroit existe? Depuis quand, tu es là?
- J'ai grandi ici, je suis née ici.
Elya n'en croyait pas ses oreilles. Personne ne naissait en dehors de la colonie. Du moins à sa connaissance. Tara poursuivi:
- Mes parents étaient esclaves ici, ils m'ont eu, moi et mes frères; et nous ont éduqué.
Cette fois-ci la bouche d'Elya était grande ouverte et ses yeux embrumés. Tara avait connu ses parents, ils l'avaient vu grandir et elle connaissait ses frères. La jeune elfe n'avait qu'une image fugace de sa mère en tête, elle pensait même parfois que ce n'était pas réellement son parent, que c'était un mirage créé par son cerveau pour parvenir à survivre. Son père? Ce mot, elle l'avait entendu pour les humains, jamais pour les esclaves. Les elfes n'avaient pas de père et à peine une mère. A l'âge de trois ans, ils étaient arrachés des bras de leur nourrice, des elfes dont le travail était de s'occuper des futurs esclaves en bas âge et d'enfanter. Ce qui faisait penser à la plupart des elfes que leur mère était l'une d'elle.
- Referme ta bouche, dit Tara.
- Tu as un père? demanda-t-elle fébrilement
- J'avais.
Elya n'insista pas, elle avait vu la peine passer sur les yeux de sa nouvelle collègue. Son père avait du participer au cérémonial.
- Ma mère est encore là, mes frères aussi. Nous sommes conscients de la chance que nous avons. N'hésite pas à me poser toutes les questions qui te passent par la tête. Mon père est parti pour le cérémonial cette année. Ma mère s'y retrouvera dans deux ans. C'est ainsi, même les maîtres ne peuvent empêcher cette cérémonie d'avoir lieu. Passons. Si tu te sens bien ici, la maîtresse de la maison te proposa de t'acheter. Ainsi tu pourras vivre ici, comme l'ont fait mes parents. Tu choisiras ton partenaire, si tu en veux un bien sûr! Et qu'il veut bien aussi. Si vous avez des enfants, ils resteront près de toi. Tu pourras les élever. Personne ne te les enlèvera.
Les deux esclaves arrêtèrent de parler. Qu'y avait-il à dire? Deux mondes complètements opposés se rencontraient.
- C'est si différent. Complètement différent. Finit par dire Elya.
- Tu viens d'un temple, c'est ça?
Elya acquiesça, son estomac se contracta instantanément au souvenir de ce lieu.
- J'ai entendu des choses mais j'ai été relativement préservée. Si tu veux en parler avec moi ou un autre, nous sommes là. Il me semble que l'un des elfes qui vient tout juste d'être racheté provient également d'un tel endroit.
En parler? De quoi exactement. Comment Tara ou quiconque né ici aurait pu comprendre ce qu'elle avait vécu depuis sa naissance? La honte d'être soi, la haine de sa race, l'obscurité qui règne partout, à chaque instant, les diverses tortures, physiques et mentales, la peur, non la terreur à chaque instant, à chaque mot prononcé, à chaque question posée, à chaque pas qui se rapproche et les nuits libératrices, du moins quand on la laissait tranquille. Dans la colonie, la solidarité n’existait pas entre esclave, si on voulait survivre, il fallait se battre.
La colère influa en Elya face à la remontée de ses souvenirs. Elle tenta de la maîtriser, avant de se raviser. Toute sa vie, on lui avait appris à refouler ses émotions, elle décida de laisser le barrage céder, comme il avait déjà été ébréché hier soir dans le bureau lorsque des larmes sans fin avaient coulé sur ses joues.
Une main douce se posa sur son poing fermé. Relevant les yeux elle aperçut Tara, qui desserrait doucement ses doigts. De très légères traces de sang apparurent au sein de sa paume.
- Désolée, murmura-t-elle.
- Ne t'excuse pas, mais ne te fais pas de mal, d'accord?
Secouant la tête, la jeune elfe finit par demander avec un grand sourire aux lèvres:
- Je vais apprendre à lire?