Odieuse puissance, objet de spoliation, tu émanes des tréfonds de cette île, et oses te refuser à mes sens ? Mais je finirai, tortueuse créature, par percer les secrets de ton âme si délicate ! En l’attente de ce jour de triomphe, je me permets d’admirer la magnificence de ces lieux. La salle du trône d’Almenarc’h, immense ventre de pierre, s’épanouit sous son dôme de cristal. La beauté de ces baies suspendues n’est même pas altérée par les rincées de poudrin crachées par les chutes d’Almen. Je dois même reconnaître qu’en ces gouttes captives le soleil mire ses reflets avec grâce. Il enchante par là de ses jeux d’orbes tremblants les carreaux d’albâtre que je foule présentement de mes bottes en cuir fin de galuchat. La rencontre des éléments, des hommes, et de leur Dieu. Même si ce dernier manque singulièrement de présence depuis quelque temps. Je prends pied sur l’encorbellement d’un escalier aux lignes simples et épurées. Les hommes d’Almenarc’h semblent ignorer les beautés et raffinements subtils de leurs ancêtres bâtisseurs. Qui emprunte encore ces galeries d’un autre âge pour gagner les terrasses hautes du palais ? Moi seul, homme de l’ombre et d’ailleurs. Je m’appuie au parapet et sens mes papilles s’affoler. Mirifique ! Je suis aux premières loges du spectacle !
Mon regard embrasse toute la rade depuis ce promontoire. Pitonnées au-dessus du lac aux étages inférieurs du quartier d’Arc’h, les voiles blanches des chasseurs de brume s’agitent dans les moiteurs de l’atmosphère. Elles capturent par légions d’infimes gouttelettes, sans se soucier du combat qui s’engage non loin de là. L’eau, cette substance vitale aux êtres inférieurs, doit couler sans relâche au creux des conduites.
Mais l’objet de mes délectations se porte quelques étages plus haut. L’assaillant, armé de guenilles, s’écrase comme vague sur roche contre une Garde d’Airain plus que torpide. Ces colosses de bronze attendent que leur paladin soit en mesure de mener l’assaut pour offrir la réplique, laissant l’ennemi s’acharner sur leurs cuirasses rutilantes jusqu’à l’épuisement. Quelle exquise distraction je m’offre là ! J’aurais dû retenir messire Roch Targe del Arc’h plus longtemps.
L’orgueilleux chef de corps, comme répondant à mes seules attentes, s’élance dans les airs. D’un cri, il met en branle son armée. Mirifique. Le mur de bronze avance contre les pillards, en colonnes par quatre. Deux colonnes au centre, pour donner la mort, apportant sur le front des troupes toujours fraîches, et deux colonnes sur les ailes, pour l’évacuation en ordre des soldats éprouvés. Inéluctable rotation. Mais le moment de savourer mon génie devrait arriver. Il ne peut rester en arrière. Pas lui, pas l’homme rogue qui, quelques instants plus tôt, a porté sur moi sa dernière insulte. Là ! Fidèle à mes prédictions, il fend sa garnison pour jaillir à sa tête ! Il brille de ses parures guerrières, au sommet de sa gloire, volant à sa mort par excès de confiance. Les hardes du nord reculent et se débandent devant sa coupable soif de sang. Mirifique !
Mais je me redresse contre mon parapet. L’excitation fait perler quelques gouttelettes de transpiration à la surface de ma peau. Je collecte bien vite le fruit de ces émois à l’aide d’un petit mouchoir de Sawa, et retiens mon souffle. Le point d’orgue de mon orchestration se présente. Une montagne de muscles et de pourpre déborde les rangs de Talland’Ar. En un éclair explose la violence sauvage du peuple banni. Roch virevolte, il esquive les coups sans même daigner sortir sa précieuse gardienne. Quelle insolence ! Et voilà que, sans la moindre esquisse de feinte, il fige son action d’un geste mortel. Mon guerrier s’effondre. Remplacé par deux de mes plus grands champions. Les vainqueurs en duels singuliers de tous les fous de guerre de Saham. Le premier s’avance.
— Allez... réduis-moi ce vantard en pièces de viande ! Non, pas comme ceci ! Incapable !
Je ferme les yeux et entre dans une lutte intérieure pour taire les mille et mille voix qui m’assaillent.
— Suffit !
Chaque combattant, chaque maître d’armes ingéré par mégarde au hasard de mes pérégrinations vient me confier à l’oreille ses plus sages conseils. Plus haute, cette garde... plus profonde, cette attaque. L’esquive, en l’action, aurait été préférable à cette parade...
— Mais taisez-vous !
Pardon ? Plaît-il ? Se peut-il que le silence, enfin, me parvienne ? Je rouvre les yeux, en catastrophe. Aurais-je manqué l’apothéose de ce spectacle ?
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L’aire de duel est vide. Mon champion tient à bout de bras tout l’orgueil d’Almenarc’h, et le lâche dans le néant. Le son des cornes de brume émerge des galeries troglodytiques pendant que Roch Targe del Arc’h, le Grand Gardien, crève les nuages bas de sa chute sans fin. J’espère que la mort laissera le temps à ce prétentieux d’apprécier l’étendue de son arrogance.
Les surplombs deviennent alors le théâtre d’une curée des plus abominables. Les cuirasses d’airain enfoncent les lignes ennemies dans une charge d’honneur. Je ne peux réprimer un rire nerveux en voyant mon homme de main devancer la Garde, à grands coups de taille, pour se ménager une sortie vers les plateaux. Mais je dois vous laisser là, mes petits, car de plus hautes distractions m ’a t t e n d e n t !
— Roi Seigneur des Hommes, je vous annonce la mort du cauchemar de vos jours, l’auteur de vos nuits blanches, la légende guerrière qui faisait ombrage à votre règne glorieux, ce rival de toujours, amant de votre tendre épouse, la reine Milena de la Hautecombe, fille d’Hurdall de Belcastel et de Dame...
— ... Comment ? Que venez-vous de dire ?
— Roi Seigneur des Hommes ? Légende guerrière ? Rival de toujours ?
— Non ! Que voulez-vous dire par « amant de votre tendre épouse » ?
— Roi Seigneur des Hommes, vous me raillez sans ménagement... Je sais que vous ne pouvez ignorer une telle chose. Pas après avoir épousé de force sa promise. Vous...
— Trêve d’impertinence ! Et cessez donc vos moulinets !
— Roi Seigneur des Hommes... je suis votre bon vouloir.
— Et sa dépouille ? Je veux voir sa dépouille ! Que l’on m’amène sa dépouille ! Je veux la fouler aux pieds ! Broyer chacun de ses os ! Arracher...
— Roi Seigneur des Hommes, sans vouloir vous offenser, l’infortuné repose en cet instant dans les profondeurs abyssales du lac Almen...
— Je veux être certain de sa mort !
— Roi Seigneur des Hommes, Calagalak, mon tueur sahaméen, est aussi sûr... que la nuit suit le jour. Roch n’a pas survécu à ce duel.
— Retrouvez-moi sa dépouille. Et la bataille ? Je devais assister à la bataille !
— Roi Seigneur des Hommes, magnifique. Que dis-je ? mirifique ! Pardonnez à votre humble serviteur la survenue de contretemps perturbateurs qui ont quelque peu... précipité le lancement des hostilités. Mais vos troupes se sont montrées, Grand Sire, des plus valeureuses dans l’adversité ! Et vous voilà débarrassé, d’un même jet, d’un rival mieux aimé que vous et d’un allié galeux. Votre règne va véritablement pouvoir commencer...
— Cataxak, votre machination était ambitieuse. Un peu retorse à mon goût, mais, je dois le reconnaître, efficace. Je vais pouvoir envahir Talland’Ar, prétextant des représailles, et étendre ma main sur les terres du nord...
Je laisse le roi à ses rêves épiques, et quitte l’aile de ses appartements. Je regarde d’un œil amusé les frises mythologiques sculptées sur la lourde porte de bronze que deux gardes poussent devant moi. Elles figurent la création du monde par des êtres de légende. Mais qui suis-je pour me laisser aller à de telles récréations ? Croyances naïves ! Le jour viendra où je pourrai balayer ces fables sans fondement !
Je surgis dans le silence de l’immense salle du trône. Ce peuple arrogant s’imagine être à l’égal du nôtre, mais, devant l’Éternel, nous seuls, élus de Saham, sommes dignes de porter le nom d’hommes ! Et savoir poser des pierres l’une sur l’autre ne change rien à l’affaire ! L’architecture pâle de ce palais n’est que le reflet de notre glorieux passé.
Je remonte la rampe qui s’élance vers le trône, avec toute cette élégance et cette légèreté qui me caractérise. Ce siège de pierre blanche... Mais comment un objet usé par tant de vils fessiers peut-il attirer autant de convoitises ? La mienne est tout autre, et vogue en de plus nobles sphères. Au-delà de cet escalier qui reçoit ma sombre personne et qui s’enroule, imperceptible, autour du pilier central. Tant de pouvoir bâti sur un mensonge ! J’émerge sur la courte plate-forme qui se tient perchée en ces lieux, perdue à trente pas du sol. Devant moi, dans l’ignorance des vulgaires, se jettent des passerelles de verre. Elles enjambent le vide, sous le couvert de la haute coupole, et mènent l’imprudent à la mort. Car en leur centre bée un gouffre tout aussi intangible que cette sournoise matière. Le fou meurt, mais pas l’érudit.
J’avance un pied au-dessus du vide et marche calmement vers la paroi naturelle de l’île tout contre laquelle ce palais est adossé. Là, dans le grain de la pierre, se dissimule l’insondable chambre des Murs-Sourds. Le lieu qui n’a d’écho que l’oreille... des dieux. J’entre...