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Les Kerns de l'Oubli - tome 1 : L'Exil [FR]
Chapitre 1 – Roch, le Grand Gardien

Chapitre 1 – Roch, le Grand Gardien

Mes muscles se crispent sous l’effort. Je manque de souffle. Je tétanise, pendu par une main au-dessus du vide. Sans aucune prise pour continuer l’ascension, je me rabats contre la falaise et trouve en hâte le refuge d’une maigre fissure. Je respire. Un éclair déchire la nuit, me livrant la beauté d’un spectacle saisissant. L’île se dresse devant moi, révélant toute la majesté de notre cité. Elle flotte, nimbée d’embruns, sous les fracas éternels des chutes d’Almen. En bas, au pied des à-pics, les eaux noires du lac m’attirent par les effets d’un vertige.

Le piton d’Almenarc’h s’illumine de nouveau, offrant comme en plein jour la vue de ses habitations millénaires. Elles s’agrippent aux parois, profitant du moindre replat pour s’élancer vers le sommet. Vers le palais. Vers la tour du Castel qui, du haut de ses huit cents pas, défie sous mes yeux le courroux des cieux. Une charge de senteurs métalliques me met en bouche le goût du sang. De quoi me vicier l’humeur.

— Me refuser l’accès du castel ? À moi ? Le Grand Gardien ? L’homme en charge de la défense de cette cité ? Mais, foi de Roch ! Grisé par ce sursaut de rage, j’arrache à mes bras l’effort de couvrir les dernières toises. Je dois savoir. Surplomber ces lieux interdits. Dominer du chef les hautes terrasses de cette tour. Je jette un pied dans le creux d’une faille, et reporte tout mon poids sur cette ultime prise. Mon regard se perd aussitôt dans les ramures du Premier, l’Imputraï sacré.

Le monde bascule. La terrasse, sous les décharges de la foudre, me révèle le désert de ses dalles.

— Non !

Les fulminations décuplent mes forces. J’enfonce un piton de fer, d’un geste brutal, et assure ma descente. Elle est rapide. Trop rapide. La corde fait fumer mes épais gants de cuir. Mais depuis combien de temps je me balance, pantin imbécile, au bout des fils de ce pouvoir occulte ?

Je touche violemment le sol et rappelle la corde.

— Alors ? Votre fils ?

Fagar. Gardien de Port-Marin. Mon second, l’homme en qui j’ai le plus confiance. J’explose d’un coup de poing contre la roche. — Personne, Fagar ! Erkan n’est pas là-haut !

— Roch, contenez-vous, mon ami. Sans doute se retire-t-il durant la nuit ?

— Jour et nuit, Fagar ! Il devait avoir le cul vissé à cette terrasse pour finir je ne sais quelle formation ! Le roi lui-même me l’a assuré ! Tu m’entends ? Alkar en personne ! Cet incapable !

— Vous débordez, mon ami.

— Je déborde ? Il m’interdit des portes ? Dans ma cité ? Et maintenant il me vole mon fils ? Eh bien crois-moi, Fagar, ces portes je vais te les faire voler en éclats !

Le ciel m’approuve de son premier coup de tonnerre. Je jette sèchement ma cape sur mes épaules et attrape mon compagnon d’armes par un bras.

– Suis-moi ! Au palais !

Je l’entraîne sur les passerelles de corde, vers les galeries excavées du quartier d’Arc’h. La lumière blanche des éclairs nous aveugle, pénétrant les boyaux jusque dans leurs recoins les plus sombres. Des chaînes raclent ci et là les dalles du sol, chahutées par les coups de vent. Elles se balancent avec nonchalance, tandis qu’elles retiennent, plus haut, des poutres d’Imputraï lourdement ferrées. Les battoirs du bastion d’Arc’h se tiennent prêts à assommer quiconque voudrait en violer les portes. Voilà des siècles que personne ne les a décrochés. Qui peut encore imaginer une armée se lançant à l’assaut d’Almenarc’h par cet accès effilé et ce pont suspendu ?

— Messire Roch, Grand Gardien, un messager est là pour vous. Un garde nous attend, une lampe tempête à la main.

— En pleine nuit ? Il ne pouvait pas attendre le petit matin ?

— Il est épuisé, Messire, et refuse de quitter le porche sans vous avoir vu. Si vous voulez bien me suivre.

Fagar se contente de hausser les épaules en réponse à mon coup d’œil interrogateur. Les gardes éclairent un homme affalé au pied d’un contrefort. Il porte l’habit des coursiers du roi.

— Eh ! Toi ! Bouge ! Le Messire est là !

L’homme se tourne vers moi en gémissant et me tend un pli cacheté. Je reconnais le sceau et l’écriture cursive de Gurtel, le Gardien des Hautes-Mers. J’arrache la missive de ses mains et brise le cachet de cire. Quelques lignes hâtives m’annoncent l’approche d’une flotte importante, battant pavillon noir et razziant sans distinction tout bateau croisé au large de Port-Marin. Almenarc’h est menacée.

— Messager, de quand date cette missive ?

L’homme prend sur lui de me répondre, malgré son état.

— Messire... Sir Gurtel me l’a remise... il y a quatre jours.

Je suis venu à vous... aussi vite que me l’ont permis les vents de l’océan Lybérian...

— Gardes, allumez sur-le-champ les brasiers d’alerte.

— Feux rouges, Messire ?

— Feux blancs. Un coup de gong. Que la Garde d’Airain se tienne en vigilance.

— Bien, Messire.

— Roch, que se passe-t-il ?

— Fagar, Gurtel nous annonce l’approche d’écumeurs. Rejoins ton secteur et fais tirer les chaînes de Port-Marin. La rade doit être fermée.

— Mais d’où sortent-ils ? De Rajaya ?

— Mon ami, peu m’importe de savoir d’où sortent ces chiens ! Que leur menace soit sérieuse, car je ne suis pas d’humeur à plaisanter, cette nuit !

Fagar claque des talons et s’élance sur le pont. Je le vois s’éloigner, sous les éclairs et les redoublements du tonnerre. Les haubans d’Acian hurlent, secoués depuis les hauteurs par les violences d’une tempête naissante.

La pluie s’abat, soudaine et froide. Elle me griffe le visage de ses rideaux de grenaille.

— Messire Roch ! Messire ! Un vieillard vous réclame à la porte ouest !

— Mais vous avez tous décidé de pourrir ma nuit ? Qui est-il ?

— Messire... L’homme est blessé. Il vient de la passe des Plateaux, mais personne ne comprend ses délires.

— Et, bien sûr, ma charge suprême me permettra de mieux les entendre ! Écartez-vous !

Le garde me laisse bien vite le passage, déstabilisé par mon emportement. La pluie redouble tandis que je traverse Arc’h vers son autre porte. Qu’ils demandent au roi, tous, ce qui me vaut ces écarts d’humeur.

— Messire, est-ce bien vous ?

Je dépasse le factionnaire et les portes fortifiées sans répondre. Des silhouettes se massent dans la pénombre, battues par des trombes d’eau.

— Ne me dites pas que vous l’avez laissé sous la pluie ?

— Messire, pardonnez-nous, mais il n’est pas transportable. C’est déjà une grâce du ciel qu’il nous soit parvenu ici en vie.

Un garde pose sa gourde sur les lèvres du blessé.

— Ne le faites pas boire. Poussez-vous.

Je m’agenouille auprès du vieillard, reportant le poids de son torse souffrant contre mes cuisses. Ses bronches ronflent, envahies par le sang. L’homme balance la tête en tous sens, étourdi par la douleur, m’obligeant à l’immobiliser par la force. Un garde approche sa lampe.

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— Non !

Ces vieux traits creusés et ruisselants ! Maleek ! Le vieux Maleek ! L’ami de mon père !

— Maleek ! Regarde-moi ! C’est moi, Roch ! Maleek ! Qu’est-il arrivé ?

Pris d’une quinte de toux, il laisse échapper un filet noirâtre de bien mauvais augure.

— Maleek, parle-moi !

L’homme serre ce qui lui reste de dents et, dans un effort sans nom, expire ses derniers mots.

— Roch... pe... petit... le... p... le plateau... Roch... L’Aaltus ! Des milliers d’hommes... a... avancent vers la cité... Je... j...

— Maleek ? Maleek !

Il se relâche brusquement. Pour lui, le temps n’est plus.

J’apaise ses traits du plat de la main, et me penche sur les causes de sa mort.

— Garde, ta lampe.

La lueur de la torche révèle une pointe d’acier, dans le creux de ses reins. Une flèche de bien mauvaise facture. Maleek, mon vieil ami, où as-tu encore traîné ta carcasse ?

— Portez-le à la chapelle d’Arc’h. Je vais rendre visite à sa femme, elle saura me dire d’où il venait. Et faites donner un deuxième coup de gong.

— À vos ordres, Messire.

L’état de vigilance vient de monter d’un cran. La Garde d’Airain va désormais occuper les lieux.

— Et refermez les portes derrière moi !

Je quitte la galerie pour descendre sur les coursives secondaires, à flanc d’abrupts. La vieille Inna n’habite qu’à quelques rampes. Je m’agrippe aux cordes, ouvre une trappe, et glisse plus bas. Toujours plus bas. C’est ici que mon père m’amenait, enfant, quand le devoir le poussait loin de notre cité. Je suivais Maleek des jours durant, sur les falaises, face au grand Lybérian, pour ramasser des œufs de triptères. Maleek, il n’y avait pas homme plus paisible que toi dans tout Almenarc’h.

Je gagne un chemin de planches porté par une ligne de pontons aériens, et frappe à la dernière porte des lieux. Un vif chagrin me serre soudain la gorge. Inna, comment t’annoncer si triste nouvelle ?

— Inna ?

Une rafale m’envoie un revers de cape dans le visage, et emporte ma voix vers le grand large. Je frappe encore. — Inna !

De la lumière filtre sous les panneaux, accompagnée des bruits d’un pas traînant. Une voix inquiète me répond.

et...

— Roch ? Mon petit ? Mais que viens-tu faire ici par ce temps,

— Qui est là ?

— C’est moi. Roch.

La barre de fer racle le bois et quitte ses crochets. La porte s’entrouvre sur un bout de femme ridé.

Un éclair illumine mon visage.

— Inna, tu dois être forte.

Je frissonne. Guerroyer est plus facile que de faire pareille

annonce au milieu de la nuit. La vieille femme se met à trembler.

— Ton homme est mort. Tué par une flèche.

Je n’ai que le temps de l’attraper avant qu’elle s’effondre.

— Maly...

— Inna, écoute-moi, c’est très important. Je dois savoir où il était.

— Maly...

— Inna, où était-il ?

— La Volée, Roch... Il était parti pour la Volée...

— Mais que faisait-il, si loin ?

— Il devait y rester seulement trois ou quatre jours, pour... Oh ! Maly... Mais qui a pu vouloir ta mort ?

— C’est ce que je veux découvrir, Inna.

— Où est-il ? Je veux le voir !

— Inna, écoute-moi. J’ai fait mettre son corps à l’abri. Tu le verras demain. Tu ne peux pas sortir seule de nuit sous cette tempête, tu m’entends ?

— Oui... Non...

— Je dois te laisser, Inna. La cité est en danger.

J’embrasse les mains fripées de la vieille femme.

— Ça ira ?

— Oui... Merci mon petit... tu es un bon garçon. Tu as toujours été un bon garçon...

Je renverrai sa flèche au fourbe qui a osé mettre fin à la vie de cet homme. Je referme la porte, la gorge étranglée, et agrippe l’échelle de corde qui mène à la passe des plateaux.

Je laisse derrière moi les meurtrières du dernier poste de garde. Les feux d’alerte disparaissent, avalés par la pluie, tandis que ma course m’entraîne à la conquête des à-pics. Le défilé résonne, au loin, du pas cadencé de la Garde d’Airain. Mes hommes verrouillent un à un les points névralgiques de la cité. Défier l’Imprenable. De mémoire d’homme, aucune armée n’a commis la stupidité de venir risquer ici sa piétaille. Surtout par ces sentes taillées dans le vif du roc ! Le monde va donc si mal pour se laisser choir à de tels actes de désespoir ?

L’effort, mes muscles le refoulent sans fièvre ni fatigue. Je ne prête pas plus attention aux affres de l’orage. Étrange nuit. Ma colère ne vaut plus rien sur ces hauts surplombs. Un sang de glace coule désormais dans mes veines. Rien ne me détournera de mon devoir.

— Moi, Grand Gardien de la cité d’Almenarc’h, repousserai cette vermine à la mer et à la mort ! Par Almenburh, l’épée des Gardiens, j’en fais le serment !

Je rentre mon poing et redonne du rythme à ma course, pendu au-dessus des premiers gouffres hurlants de l’océan. Mon regard s’échappe le long d’un rocher défiant seul, de son doigt péremptoire, le Lybérian : la Pointe-Couchée. Elle me fait penser à mon fils. Lui qui enfant échappait souvent à notre vigilance pour venir contempler, depuis ce promontoire, les vols en piqué des triptères argentés.

— Erkan, mais où es-tu, mon gars ?

Une bourrasque me jette à terre et m’envoie rouler vers le vide. Je n’ai que le temps d’entendre claquer ma main contre la pierre. Elle y reste accrochée, par réflexe. Je beugle devant mon imprudence.

— Imbécile ! Mais tu veux donc mourir ?

Mon fils me trouble à ce point l’esprit pour oublier qu’à ce détour de falaise, au plus fort de la tempête, souffle un vent fou connu même des simples d’esprit ? Je me relève, arqué contre la furie des éléments, et repars à l’assaut de ces trois mille pas de déclivité qui me séparent encore de l’Aaltus. Maleek, vieux brigand, revenir en vie de la Grande Guerre, et te faire voler ta mort par la flèche d’un miséreux ! Je prie le ciel pour qu’Almenarc’h mérite ton sacrifice !

*****

La nuit demeure mais l’orage s’évanouit dans les lointains. Je m’arrête un instant, m’éveillant de ma longue course, essuyant d’un revers de manche l’eau chargée de sueur qui me brûle les yeux. Les plateaux devraient s’étaler ici de toutes parts, mais je ne distingue que les jeux pesants du brouillard. Inutile de chercher une armée là où je ne distingue même plus mes propres pieds. Je m’adosse contre un rocher, à l’abri du vent, et laisse venir le petit matin.Je frissonne sous la chaleur des premiers rayons du soleil. J’ouvre les yeux, en sursaut, fâché de mon présent somme, et retrouve aussitôt mon poste d’observation. Le jour chasse les brumes résiduelles, faisant danser au milieu des frimasses hydres sans tête et monstres marins. Mais un mouvement affûte soudain ma vigilance. Des formes courtaudes, étrangères à ce paysage, progressent péniblement entre les roches. À leurs armes légères, je pencherais pour des éclaireurs. Je glisse, de bloc en bloc, furtivement, et serre au plus près cette poignée d’hommes. Ils sont quatre. Non, cinq. Quatre. Mais ? Ces falots ne voient donc pas les falaises ? Voilà qu’un deuxième bredin disparaît sous mes yeux, avalé par le vide ! Il me faut surgir au milieu d’eux pour garder de la mort le dernier de ces malheureux ! Il vacille, sans grâce, au bout de mon bras, la gorge broyée dans l’étreinte de ma poigne de fer. Je l’approche de mon visage pour mieux le voir, et l’interroge fraîchement.

— Dis-moi, ignoble pourceau, qui mène ainsi ses gens à la mort ?Je relâche ma prise, subtilement, pour laisser le passage d’une réponse. Mais l’homme préfère me rendre le jus noir d’un mauvais crachat. J’ignore quelle racine puante mâchouille ce miséreux, mais voilà typiquement le genre de réponse qui m’insupporte. Je resserre vivement ma prise.

— Qui mène là ces hommes ?

Cette fois, menacé d’asphyxie, l’éclaireur panique.

— Ign... Ignule de Talland’Ar, l’grand commandeur des arm... Arhhh !

Voilà une réplique qui n’est en rien préférable à l’autre.

Talland’Ar, ce fidèle allié des contreforts, viendrait ici en traître ? Mais que se passe-t-il ? Je croyais que nous avions des relations détendues avec les territoires du nord ?

— Combien d’hommes ?

— Rhââa...

— Je donne l’impression d’aimer répéter mes questions ? Combien ?

— Rhârg ! Tout c’que l’nord compte d’affamés et de... et de...

Cette fois, je ne suis pas la cause de son râle. Deux pointes de fer jaillissent simultanément de sa poitrine, faisant fi de sa cuirasse et de ses courtes plates. Deux flèches puissantes qui m’arrachent un frisson d’effroi. Ces plumes pourpres et ces jeux de ligatures savantes ne sont d’usage que dans la male-contrée. Saham serait derrière cette sombre maraude ? L’ennemi vénal aurait fait le tour de la Terre depuis ses grands méridions pour nous revenir par ces passes ? Ridicule ! Je brise une hampe d’un coup sec pour récupérer l’empenne.

Sifflement.

Impact.

Une troisième flèche orne maintenant le dos du malheureux.

L’archer qui ajuste ainsi ses cibles dans la pénombre d’une brume matinale, au bruit de nos voix, mérite toute mon attention. Le moindre cliquetis peut m’être fatal. Je lâche le mort, le cédant par là aux lois de la pesanteur, et me retire en silence.

Je me coule derrière un rebord de falaise et m’engage dans une descente effrénée.