Le vent me crache de nouveau ses embruns au visage. Peste soit cette contrée qui jamais ne sèche. Je vomis ces relents de mer, et ce sel qui m’encrasse le poitrail. Par certains atours, ce plateau décharné pourrait pourtant me séduire. Telles ces ombres levées en cohortes par la nuit tombante, émanations hurlantes, rampant entre les roches en quête de résurrection. Horreur et dégoût, ce ne sont pas les ténèbres qui glapissent, mais ces têtards efflanqués qui s’en viennent refluer à mes pieds ! Je cauchemarde les yeux ouverts.
— Ayara Gara Atharza !
Pauvres choses dégénérées ! Je croyais ces geignards fatigués de marcher, mais ils en trouvent, des forces, pour nous branler leur camp de fortune !
— Aya ! Maraza Arma Fraha !
Vite ! Il faut se protéger de la nuit ! Vermines tremblantes, ramassis de fonds de sac séminal, vous oseriez vous comparer à ceux de ma race ? Mais mon cheval seul viendrait à bout de votre armée de tiques anémiées ! Misérables cul-terreux, juste bons à crever de faim la gueule ouverte, à côté du grenier du monde. Ah ! mais non, vrai de vrai, les braves s’en vont piller Almenarc’h !
— Amarha Fakah !
Mes deux soudards se préparent au combat, méthodiques, sans descendre de cheval. L’idée de souiller leurs bottes de cette fange les révulse autant que moi. Cahamak s’enduit le torse de musc et d’huile de pourpre. Voilà les valeurs viriles de mon peuple !
Le cuir noir de mon pantalon grince contre celui de ma selle. Mon pur-sang piaffe et souffle. Il sent l’orage qui approche mais tressaille à peine devant le premier éclat de foudre. Le menu fretin, lui, s’affole un peu plus à nos pieds. Je me tourne vers mes comparses.
— Ara ? Aka Marha ?
Cahamak lustre une dernière fois les tatouages de son crâne chauve et pose sa main sur la poignée de son épée.
— Aha.
Fins prêts. J’éperonne mon destrier. La marée de soiffards nous ouvre le passage, sur le seul ordre silencieux de nos prestances. Je ne peux réprimer un rictus à la vue de ce chefaillon qui, juché sur son poney nain, se fait donner du « grand commandeur ». L’imbécile appelle ses crevards aux bombements de torse, comme s’il s’agissait là du secret de la victoire. Regardez-moi ces gueules béates... quel triste spectacle. Mais que ce chef est grotesque ! Si je n’avais pas de plus hauts devoirs, je prendrais plaisir à étudier de près l’anatomie de ce monsieur !
Je tente de me recentrer sur ma mission. Ce guerrier, ce Roch Targe del Arc’h, gardien d’Almenarc’h, devra se présenter au meilleur de sa forme. Mon maître et seigneur m’a promis un duel digne de ma personne. Aka-harza ! Un vrai combat à mort, voilà bien la seule perspective qui me réchauffe encore les sangs !
Les sabots du poney nain viennent à notre rencontre. Cheveux et crins filasses se confondent en une masse molle et bondissante. Deux yeux d’un regard lavasse tournent autour de moi sans jamais me trouver. Je serre très fort la mâchoire pour résister à l’idée de me payer une décollation, et trouve à rabattre ma fureur sur un hexapode de passage. Un taon, dans l’erreur, qui au terme de sa quête de sang vient de rencontrer le plat de ma main. Je ferme les yeux et fais rouler ma tête pour décontracter les muscles de mon cou. Une voix aigrelette met fin à mes derniers espoirs de tranquillité. Ignule, chef des veules, prend la parole.
— ... Nous nous arrêtons là pour la nuit, mercenaires. Trouvez-vous une place dans le camp et tenez-vous tranquilles. Votre présence rend mes hommes nerveux.
Chercherait-il à m’excéder ? Mais que fait-il ?
— Touâ âttendre réponse de kchevâl â mouâ ?
— P... Pardon ?
— Fîxer oeîîl kchevâl â mouâ âst coutûme â touâ ? Mouââ devouâr pârler â pôney ?
— Mais nullement, je ne voulais pas vous manquer de respect, et...
Il insiste pour donner la réplique à mon cheval. Pour son salut, je vais donc m’adresser à son poney. Après tout, l’œil de cet animal brille de la même intelligence.
— Aha ! Touâ pâs peur, petît pôney. Nous pârtîr. Nous prôfîter nûît pour recônnaissance.
— Ah... Mais inutile de vous donner cette peine, mercenaire, j’ai déjà envoyé dix de mes cavaliers sur les plateaux, peu avant la nuit.
— Touâ ksûr qu’îls pâs kse perdre, petît pôney ?
— ... J’ai toute confiance en mes hommes, Messire Calagalak...
Je vous assure... vous pouvez vous reposer l’esprit tranquille.
Les mots qui sortent de cette bouche ont-ils le même sens que ceux qui entrent dans mes oreilles ?
— Confîance, trâquîle... Je prâfâre recônnaissance mouâ-même.
— ... Messire Calagalak, j’insiste pour...
— Ksûffît ! Je recônnaissance ! Ayamar, Aya Maraha ! Taya taya taya !
Je pars au galop à travers le camp moribond, suivi de mes deux bretteurs. Ce gueux vient à l’instant de m’ôter un dernier doute. Écraser à moi seul cette armée de crève-la-faim ne m’apporterait aucun plaisir.
Nous chevauchons sous la pluie battante. Flotte et roche se répondent. L’eau ruisselle sur nos corps huilés et perle en flaques contre nos cuirs, menaçant à tout instant d’en pénétrer la graisse. Ce pays est plus humide qu’un fond de puits ! Je me sens moisir !
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— Taya ! Aha !
Mon cheval renâcle et tente de se cabrer, harassé lui aussi par ce mauvais grain.
— Tata Aya Maraka !
Il n’y a rien, ici. Que du vide et des reflux marins. Et ces plantes gluantes qui empoissent mes bottes ! Me prendraient-elles pour une mouche ? Seigneur et maître, il faudra en aligner, de la pourpre, pour me faire oublier ceci !
— Ahaaah... Hah !
Je pousse ma monture vers le bord de la falaise et me tient un instant à l’arrêt. Ce vent déboussolé, il me porte des bruits de voix. Là, devant nous, des cavaliers palabrent en désordre.
— Ayarah, Amana Kahal...
Mes compagnons opinent du chef. Nous approchons doucement.
— ... et y’a que tchi à gagner par ci, je vous le dis moi, la jeunesse. Notre seule assurance est d’y trouver le trépas !
— Chu’ ! Taisez-vous ! Y’a du bruit pas de nature par là... Hola ? Qui va là ?
Nous venons de trouver les vaillants éclaireurs du chefaillon, et leurs terribles poneys de guerre. Un moment de détente se profilerait-il enfin ?
— Hey ! Répondez-y, vous autres !
— Câlme. Mouâ mâssîre Calagalak et eux, hômmes â mouâ.
— Ah ! Hum... Messire... Vous prenez l’air ? Heu... Je veux dire, vous êtes là...
— Îgnûle dîre dîx recônnaissances. Mouâ compter vous neuf petits pôneys et quâtre recônnaissances. Ahara Tarka Magdalah ?
— Hi ! Quelqu’un a t’y compris ce qu’il dit, ce bestiau ?
Je dégage d’un geste ma lame de son fourreau, et, ce faisant, la tête de ce singe parlant.
— Mouâ-je mîeux pârler langue â vous, mâtenant. Où recônnaissances ?
J’attrape à pleine main la crinière du poney le plus proche, et le soulève de terre. L’animal pousse un hennissement de terreur.
L’homme qui le monte se liquéfie devant ma force brute. Je plonge dans le fond de ses yeux.
— Mouâ dâvouâr kchercher langue â touâ dans gôrge ?
— Nne... ne... non !
— Pârle !
— Je... je va parler ! Pas loin de là, nous est tombés sur un vioque qui fuyait la campagne, en faisant courir ses jambes. Nous y avons donné la chasse, mais-y courait bien, le saligaud, y courait bien mieux que nos chevaux !
— Pôneys !
— Pa... Pardon ?
— Vous pôneys nains ! Çâ, kchevâl.
— Ou... Oui. Bah, y aurait pas toutes ces trous de crevasses dans le plateau, on y courrait mieux ! Enfin, le temps de passer une crique, et le ve là qu’il avait pris du large ! Mais on a fini par le chopper.
— Lûî îcî ?
— Euh... Non. Scottsën lui a refilé une flèche dans le dos, bien calée entre les omoplates. Un très fameux archer, le Scottsën ! Vous auriez vu ça ! Le vieux saligaud, il a pas fait long pour dérocher dans le vide !
— Où ?
— ... Bé... ça... c’est-à-dire... avec ce temps, on sait pas trop.
— Touâ ksûr lûî môrt ?
— Heu... oui ? Hein, les gars, dites-y voir au sire...
Un éclair fracasse le ciel. L’homme devient livide en surprenant mon regard perdu sur les damasquins de ma lame. Je serre d’un peu plus près la crinière de son poney.
— Je voulouâr entendre Scôttsën, petît ksôldât.
Il ravale un hoquet.
— Scottsën... Il a viré dans le vide, cause que sa cavale elle a glissé des quatre fers par-dessus le bord de la falaise. C’est pour ça qu’on est là. Nous, on garde les chevaux, et...
— Pôneys !
— ...
— Où être vôs ôtres ?
— Y... Y trouvent la passe à pied, pour...
— Ksîlence ! Mouâ plûs confîance en bon pîed dû pôney de Scôttsën que dans bon flèche de Scôttsën !
— Euh... oui... j’comprends pas tout, mais, oui...
— Vous pâs vouâr hômme-fûîr môrt ! Vous incâpâbles ! Amaha ! Laisser s’échapper un témoin ! Autant annoncer haut et fort à tout Almenarc’h que le grand Ignule se prépare à livrer bataille ! Je passe ma lame en travers de la gorge du mauvais bavard et relâche son poney. L’animal, de surcroît affolé par un coup de tonnerre, part en ruades, bientôt suivi dans le vide par le reste de la troupe. Ne tiennent-ils pas plus à la vie, dans ces contrées du nord ?
— Cahamak, Carazak ! Agarma Al Cahama ! Parabla A Îgnûle Da Cabalah !
— Aha, Calagalak.
Mes deux lieutenants tournent bride et piquent des deux en direction du camp. Le chefaillon va devoir faire marcher ses troupes de nuit. Il est hors de question de laisser dormir ces inca- pables pendant qu’Almenarc’h se prépare à nous recevoir. Quant à moi, je vais improviser une petite chasse. Un fuyard, cinq éclaireurs perdus au bord d’une falaise, et une tempête : voilà enfin de quoi m’ouvrir l’appétit !
Je mets un pied à terre, et abandonne mon cheval sur une vaste dalle.
— Amah’Tar.
L’animal baisse les oreilles. Il se tiendra tranquille jusqu’à mon retour. Je poursuis ma piste le long d’une ligne de crêtes. Le jour se lève, timide, révélant à travers un brouillard de lait cinq silhouettes trébuchantes. Petits éclaireurs, je vous ai débusqués. Je me glisse derrière eux jusqu’à trouver le bon poste de tir, et attrape mon arc en os pourpre. Je choisis deux flèches dans mon carquois de peau, encoche l’une d’elles, et m’immobilise. Ces animaux ne sentent même pas venir le danger. Mahaya. Pourtant, pour vous, mes agneaux, je suis la mort. Qu’avez-vous fait de votre instinct ? Je bande mon arc, lentement, et bloque ma respiration. Les battements de mon cœur font sauter la pointe de métal, doucement. De plus en plus doucement. Je ferme les yeux, pénètre le silence, et décoche un trait. Puis deux. Je sens les corps sans vie basculer dans le vide. Sans un cri. Deux nouvelles flèches fendent les airs, portant à quatre le nombre des victimes sacrificielles vouées à l’autel de ma cruauté. Je feule de contentement.
Mais je souffle bientôt ma rage par les naseaux. Amahara ! Quelqu’un s’invite au milieu de ma partie de chasse ! Qui voudrait me voler ce mauvais gibier ? Le vioque de Scottsën ? Non, celui-ci me paraît fort et vigoureux. Sa voix tonne et réclame de la palabre. Un cérébral. Je vais lui distiller quelques finesses de mon pays. Je ferme les yeux, laisse le vent guider mes sens. Encoche, bande et lâche un trait aussitôt doublé. Je prépare une dernière émissaire. Pour toi, homme d’Almenarc’h. Guide-moi, brise le sceau de cette harmonie naturelle, charme la tête de ma flèche ! Un craquement répond à mon appel. Je lâche un trait qui, sans passion, rencontre de nouveau la cuirasse de l’éclaireur. Trois flèches pour un sac d’os, c’est bien de trop. Ce corps peut bien s’effondrer, il me manque une cible. Je respire les moindres variations du vent, prêt à décocher la mort, mais n’entends que les plaintes du large. Aha. Notre visiteur s’est retiré, sans un bruit. Du grand art, mon ami. J’aurais pu tuer dix des plus fiers lascars d’Ignule sans qu’ils comprennent quoi et qui les trahissait. Mais par ta fuite, menu coquin, tu me livres le secret de ta passe !
J’écraserai de ma botte le gardien d’Almenarc’h avant que sèche le sol...