Mécaniciens 1.0
Chapitre 3 - Plan et Mécanique
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Derrière le battant en bois des Architectes, se trouve une grande salle qui peut ressembler à un musée de maquettes. Il y en a beaucoup et surtout en bois ou en carton. Certaines sont écrasées, d'autres sont en morceaux et celles qui sont encore intactes pendent encore au plafond par un fil. Il y a aussi quelques étagères avec des livres. D'après leur titre, ils ne vont pas trop m'aider dans mon enquête. Il y a des portes un peu partout. Quatre en tout en fait, dont trois qui d'après mon repérage dissimulent des pièces qui ont l’air d’avoir été habitées. Je retourne alors vers la première porte, longeant le papier peint rouge, et arrivant face à celle-ci, l'écriteau m'indique que la résidente de cette pièce se nommait Sylvie.
L'endroit se révèle plutôt typique de ce que j'imaginais d'une architecte. Il y a un pupitre avec des feuilles bleues, toutes sortes d'instruments de mesure et de crayons. J'observe rapidement les plans. Il y en a un qui représente le hall d'entrée du manoir. C'est amusant de le voir dans ses moindres détails et dimensions. Je me rends d'ailleurs compte par la même occasion que seule la porte des Mécaniciens est aussi épaisse. Les autres ont des dimensions ordinaires et celle des Mystiques n'existe même pas d'ailleurs. Enfin bon, je suppose que mon exploration va m'aider à déterminer pourquoi tant de différences, même si j'ai déjà une théorie là-dessus. Je pense qu'ils se sont représentés à travers leur porte, comme une sorte de bannière qui montre à tous qui ils sont.
Je continue de fouiller un peu dans les affaires de Sylvie et trouve une photo. On dirait que c'est elle dessus. Elle a quelques cheveux gris et doit avoir dans la soixantaine. Pourtant, son sourire rayonnant et ses grands yeux marron me laissent supposer que ce travail était celui de sa vie. À sa place, je crois que j'aurais été épuisée de toujours et encore tracer des plans et calculer tout un tas de trucs, à moins que ce que je pense ne soit qu'un ramassis de stéréotypes. Enfin bon, je ne trouve rien dans la chambre de Sylvie, si ce n'est un mot derrière l'image qui indique « Bonne chance ». Pendant un instant, ça me rappelle celles de Louis et l'abattement me saisit. Ils sont déjà morts, Ellie. Tu ne peux rien pour eux, continue d'avancer !
La prochaine chambre que je visite est similaire à celle de Sylvie, mais appartient à un Pierre. Contrairement à la précédente, il y a des étagères sur lesquelles sont posés plusieurs classeurs colorés. Un festival de poussière m'attend lorsque j'en ouvre un, ce qui me fait éternuer. Il est plutôt lourd et me fait un peu mal à la main avec laquelle je me suis rattrapée en tombant dans l'allée devant le manoir. Je ne sais pas si je risque d'attraper une quelconque infection avec mes égratignures mais dans le doute, je vais le poser sur le pupitre et sors une lingette de mon petit sac pour me laver la main ( oui, j'ai tout prévu pour cette exploration du manoir ). Cela fait, je parcours donc l'espèce de recueil de plans et tombe sur celui du manoir. Quel bol est-ce que j'ai là ! Je m'empresse de le prendre et constate qu'il est en fait sur plusieurs feuilles. D'après les notes, chacune d'entre elles représente un étage du manoir et je peux en compter cinq. Les noms de ceux qui occupent chaque salle y sont écrits en noir. Je sens soudain un tiraillement dans mes mains. C'est assez désagréable mais plutôt supportable. Un point blanc apparaît sur la carte de l'étage -1. Celui des Mécaniciens. Il est pile à l'endroit où je me trouve.
Lorsque je sors de la salle, le point blanc se déplace en laissant une sorte de traînée lumineuse. C'est une carte magique ! La structure du manoir ressemble même à un arbre quand j'y pense. Plus je vais dans les étages inférieurs, plus ça me fait penser à des racines et plus je monte, plus j'ai l'impression de me trouver dans le feuillage. Autre chose assez perturbante, seul le nom de Louis est écrit en blanc.
J'ai beau retourner ce fait dans tous les sens, je ne vois pas trop pourquoi. J'arrête de me torturer l'esprit un instant pour visiter la prochaine salle. Revenir d'un seul coup à la réalité, sortir ainsi de mes pensées, me fait voir d'un œil nouveau l'espèce de hall des Architectes. Ce papier peint rouge, ces ruines de maquettes, ces vitrines disposées partout… Ça me fait peur. J'accélère le pas, guettant un éventuel monstre parmi les ombres. La vue de la porte de David me rassure un peu. Je la pousse et trouve derrière celle-ci un endroit à l'allure austère, l'endroit n'est pas accueillant. Ce que je prenais pour des triangles en bois posés sur le sol sont en fait la structure même du plancher. Il y a aussi un pupitre en bois dans le fond, mais celui a l'air abîmé. Pas seulement par le temps, mais il semblerait que des excroissances en bois aient poussé sur lui. Après une recherche minutieuse, je trouve une sorte de pense-bête collé sous le meuble. J'ai l'habitude de chercher des notes laissées par les résidents maintenant. On dirait qu'ils ont tous laissé une trace de leur présence ici, comme s'ils souhaitaient que l'on ne les oublie jamais. Sur le morceau de papier jaune est écrit un texte perturbant en tout petit. Je n'arrive absolument pas à le lire, j'ai même l'impression que David avait écrit une même phrase encore et encore jusqu'à recouvrir presque totalement l'espace disponible. Je passe un temps fou à tenter de décrypter l'écriture mais rien. Je finis par abandonner la compréhension des mots. Je sors et erre un instant entre les débris en bois, à la fois fascinée et effrayée. Je ne cesse de regarder dans les ténèbres, de me tourner et de me retourner. L'ambiance ici est horrifique, c'est presque comme si le lieu même cherchait à nous faire partir.
Je retrouve avec grand soulagement la statue en métal. Son regard déterminé est inspirant et semble m'inviter à continuer. J'avise alors les trois battants restants. Comme je l'avais remarqué en arrivant, les deux derniers sont complètement carbonisés. Je n'arrive même plus à lire sur leurs écriteaux. Ne me reste alors plus que celui qui a été épargné par le feu. Les Techniciens. Leur rameau est comme une sorte d'atelier mécanique géant. Il doit faire la même taille que la salle circulaire des Ingénieurs. Toutes sortes de machines à la forme humanoïde ou animale trainent ici et là. Beaucoup ont des scies rotatives ou encore des pinces dans les mains. Certains n'ont même plus de tête. Ça ressemble à une animalerie mécanique en ruines. Les murs eux-mêmes sont des plaques de métal et plusieurs grandes tables sont boulonnées au sol. Certains outils ou engrenages ont rouillé. Un talkie-walkie qui n'en est pas vraiment un est au sol. Il n'a pas d'antenne ou encore plein de boutons hyper compliqués. Seulement des flèches dessus et quatre boutons. Enregistrer, Écouter, Bibliothèque et Effacer. Il est encore en état de marche et l'écran m'indique qu'il n'y a qu'un seul fichier audio dedans. J'hésite un peu et appuie sur le bouton " Écouter ".
« Alors… salut ? Crachote une voix féminine et hésitante. Ta mère ne t'a pas encore donné de nom. Je ne sais pas trop comment t'appeler, je ne vais pas te mentir. J'espère que mon journal de bord sera encore suffisamment en état pour que tu puisses écouter au moins ce message-là. J'ai supprimé les autres, étant donné qu'ils ne te seraient pas utiles et pour ne pas te perdre. Commençons déjà par me présenter. Je m'appelle Lucie, du rameau des Techniciens, comme tu as dû le remarquer. Mon âge n'est pas important, ni l'emplacement de ma chambre. Si tu veux fouiller dedans, tu peux, je ne serais certainement plus de ce monde à ce moment-là alors… Haha… Ça me fait bizarre de me dire qu'une inconnue membre de ma famille va manipuler mes affaires personnelles sans que je ne sois là pour la réprimander… Tu as peut-être trouvé ce que t'ont laissé les autres, à moins que tu n'aies trouvé mon message en premier. Dans ce cas-là, sache que chacun d'entre nous au manoir a laissé un message pour toi, petite, enfin, sauf ceux qui sont morts en premier, les Mystiques. On compte tous sur toi, et je suis bien consciente de la pression que tu dois avoir sur les épaules quand je te dis ça, mais ce n'est que la vérité. Tu es la seule à pouvoir nous venger tous. On est les derniers encore vivants, les autres sont tous morts je crois… C'est ce que laisse croire la Bzrzrzrzrzrzr… »
Il y a comme des sortes d'interférences. Non, plutôt des grésillements, comme si le message de Lucie n'avait pas correctement été enregistré. Une chose ne m'a pas échappée cependant, c'est qu'elle m'a appelée « petite ». Oui moi. Je crois qu'en écoutant ses paroles, j'ai enfin compris que tous ces messages m'étaient destinés… C'est… plutôt inattendu et surtout très étrange. Je m'assois à même le sol froid et couvert de poussière. Je réfléchis un instant. Comment est-ce qu'ils ont pu prédire ma venue ? Et auraient-ils connu ma mère ? C'est ce que me laisse supposer son journal. Et ils voudraient que je… tue ( est-ce le terme exact ? ) un monstre ? Un monstre qui les a tous décimés qui plus est. Mon imagination fleurit de toutes sortes de scénarios tous plus angoissants les uns que les autres. La pression m'envahit. Mon cœur bat vite. Mes mains tremblent. Je sens des gouttes de sueur froide perler dans mon dos, et pourtant, je n'arrive plus à bouger, sauf pour tanguer. Inspire, expire, Ellie. Je m'efforce de me calmer. Même un peu. Je n'y arrive pas. Je sors ma gourde, bois de l'eau et me sens déjà un peu mieux. J'ai l'impression de brusquement ressentir la masse des attentes de ma famille peser sur mon dos. C'est lourd. C'est dur. C'est froid aussi. C'est comme si la mélancolie des âmes dérangées des résidents venait soudainement me hanter.
Je me dirige d'une démarche vacillante vers la première porte que je vois. Je manque de tomber plusieurs fois, mon esprit s'embrume un peu. Je jette un rapide coup d'œil au cartouche qui m'indique le nom de la personne qui vivait ici. Éléonore, la femme de Fabien si je me souviens bien. Je m'assois sur le lit et ferme les yeux. Récapitulons. Je déniche des messages un peu partout chez les Mécaniciens. Je pense qu'ils ont juste laissé une trace d'eux afin que quiconque passe un jour par là se rende compte qu'ils ont bel et bien existé. Je trouve aussi une lettre parlant d'un siège par un monstre. Puis dans le rameau des Techniciens, je tombe sur le journal audio de Lucie qui m'informe qu'en fait, c'est à moi qu'ils s'adressaient tous et qu'ils attendaient de moi que je les venge de la créature. Au fond, je crois que je l'avais compris mais que j'avais refusé de l'admettre. Ça m'avait l'air si absurde comme conclusion à tout ça, et pourtant, me voilà confrontée à la dure réalité des choses. Je me retrouve enchaînée à un devoir qu'ils me pensaient tous capable de réaliser. Je ne crois pas pouvoir réussir. Moi ? Tuer ? Non merci, jamais.
Je me lève et soupire pour tenter d'évacuer la pression. Oublie un instant tout ça, Ellie. Concentre-toi sur l'exploration… Mais que faire quand l'exploration elle-même consiste à découvrir quelque chose que je sais déjà ? Je sors mon calepin. Il faut que je fasse un truc. J'emprunte la chaise devant le bureau d'Éléonore, je pose sur ce dernier mon carnet et y écris tout ce qui me passe par la tête. J'écris ce que j'ai ressenti devant le manoir, lorsque j'y suis arrivée, il y a une heure à peine. Puis je remonte dans le passé. J'écris sur mon voyage pour arriver jusqu'ici. Les forêts, les villages… Mon voyage en solitaire tout en remontant les traces de ma mère. Ensuite, le décès de celle-ci. Qu'est-ce que j'ai ressenti à ce moment-là ? Un mélange d'indifférence et de douleur. Un mélange de douleur et d'indifférence.
J'ai retrouvé après, sa lettre et la photo. Et puis plus loin dans mon histoire, il y a ma vie sans papa, ma vie avec maman. C'était dur, elle faisait son possible pour que je ne manque de rien. Mais le problème, c'est que je me fichais de son argent. La seule chose qui m'importait, c'est qu'elle soit là, qu'elle ne parte pas tous les jours à je ne sais quelle heure irraisonnable du soir ou du matin. Je pleurais quand elle ne rentrait pas. J'avais tellement peur du noir, et de ce sentiment d'avoir été abandonnée ou qu'elle soit morte sans que je n'aie pu lui dire au revoir. Un beau jour, tout ça s'est envolé. J'ai arrêté de pleurer en cachette la nuit, j'ai arrêté de lui en vouloir parce qu'elle n'était jamais là. Je l'avais exclue de ma vie. Aujourd'hui, je me dis que je regrette, je me dis que j'aurais dû être plus tolérante avec elle, mais malheureusement, ce n'est pas le cas. Je suis dure avec les gens, elle m'a appris à être parfaite, alors j'ai forcément attendu d'elle qu'elle soit aussi parfaite. Et je lui en veux de m'avoir laissée seule face à des sentiments qu'elle ne m'a jamais appris à reconnaître, enfin, que j'ai appris à reconnaître sur le tas.
J'arrête d’écrire pour l'instant. Seule la colère sort, et je n'aime pas écrire la colère. Bon, fouillons la chambre d'Éléonore, ça va me changer les idées. À l'instar du hall des Techniciens, les murs sont en métal. Celui-ci n'est pas rouillé, contrairement à ce que j'aurais pu penser. Il doit être inoxydable.
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Maintenant que j'y pense, d'où pouvaient bien provenir les matériaux qu'ils utilisaient ici ? J'ai entendu dire qu'il y avait un village non loin, peut-être est-ce depuis là-bas qu'ils sont fournis en matière première. Je regarde certains cadres accrochés au-dessus du lit. Il y en qui sont brisés avec la photo trop abîmée pour qu'on puisse distinguer nettement les visages. Quant à celles qui sont encore en état, j'y reconnais le visage de Louis, et sûrement de ceux qui doivent être Éléonore et Fabien. J'en prends une entre mes doigts. À la lueur de ma lampe, j'ai l'impression que les images sont dans un style surréaliste. Derrière l'une d'elle, je trouve une note. Je n'ai pas trop envie de la lire, mais il faut que je le fasse.
« Tu trouveras mon journal de bord dans un tiroir caché dans ce mur. »
Tiens, ils utilisaient des cachettes ou salles secrètes ici aussi ? Et qu'est-ce qu'elle voulait dire par « ce mur » ? Ça doit être celui sur lequel j'ai trouvé le morceau de papier. D'une main, je le balaie. Je finis au bout d'un petit instant par tomber dessus : je l'ai repéré grâce à la surface toute plate qui sortait légèrement. Je tire précautionneusement pour l'ouvrir. Étonnement, j'y arrive très facilement. Le même appareil que j'avais trouvé dans l'atelier des Techniciens se cache à l'intérieur. Pour le dénicher, il fallait savoir qu'il y avait un compartiment confidentiel quelque part à cet endroit, je pense. Je saisis l'objet et l'allume. Miraculeusement, il y a encore de la batterie, mais je n'ai pas le temps de m'extasier dessus parce qu'un fichier audio se lance au même instant.
« Bonjour bonjour. Ici Éléonore, du rameau des Techniciens. Je n'ai pas trop le temps de te parler de moi en détail, alors parlons de ton ennemi. Il ressemble à un amas de tentacules, de la lumière bleue sort de sa bouche. Excuse-moi, je n'ai pas d'images à te donner. Il est apparu dans la branche des Mystiques, on n'en sait pas plus étant donné qu'ils sont tous morts. À l'heure où j'enregistre ce message, on subit un siège. La porte ne va pas tarder à céder. Je ne sais pas si certains ont pu s'échapper ou survivre. Pauvre David, il est devenu complètement fou et a perdu le contrôle de son pouvoir. Tu l'aurais vu marmonner des paroles incompréhensibles et utiliser ses facultés pour manipuler la forme du bois… Il pourrait tous nous tuer aussi s'il ne s'était limité à sa chambre. Bref, revenons-en à ton ennemi. Il est très grand, il est capable de s'accrocher à toutes les surfaces. Son plus grand atout ? Ce sont les griffes rétractables dans ses tentacules. Oui, tu ne devais certainement pas t'y attendre, mais il en a vraiment. Et surtout, n'oublie pas qu'il peut étendre ses appendices vraiment très loin. Bonne chance ma chère. Terminé. »
Si je m'y attendais… Une sorte de poulpe avec des griffes… J'essaie d'en dessiner une représentation sur mon calepin mais je ne sais pas si le dessin est suffisamment proche de la réalité ou pas pour que je puisse me faire une idée de ce qu'il est réellement. Lorsque je finis un rapide croquis, j'obtiens une sorte de céphalopode vaguement humanoïde et levant ses tentacules au-dessus de sa tête qui comporte deux gros yeux. Vu comme ça, il est effrayant, je me visualise tomber sur lui au détour d'un couloir. Je crois que je n'aurais même pas le temps d'avoir peur que je m'évanouirais sur place…
Je sors de la chambre d'Éléonore et me dirige vers la suivante. Tiens, celle de Lucie. Je m'approche de celle-ci lorsque j'entends un discret bruit de succion. Je me retourne et balaie la salle du faisceau lumineux de ma lampe. Il n'y a rien. Mon imagination me joue des tours, ce n'est pas possible autrement. J'essaie tout de même d'être aussi discrète que possible, la terreur s'insinue en moi comme de longs filaments sinueux au milieu de la chaleur de mon cœur. J'entre dans la pièce où vivait celle qui m'a laissé le message que j'ai trouvé en premier, dans le « rameau des Techniciens », comme elle l'a appelé.
J'y découvre de nombreux équipement de protection ainsi que des caisses entières de composants métalliques, renversées. Il y a aussi deux ou trois robots dans un coin de la salle. Je m'approche de l'un d'eux et l'examine. Il est strié de griffures. Ça doit être l'œuvre du monsieur le poulpe griffu. Je trouve à son dos un petit bouton rouge, je ressens de la crainte quant à ce qui pourrait arriver si j'appuie dessus mais je le fais tout de même. Lorsque ses yeux s'éclairent, je me dis soudain que je suis devenue folle de l'avoir allumé mais il ne fait rien, à part se tourner vers moi. Il me regarde droit dans les yeux. Les verres brisés qui forment comme des paupières transparentes sur son visage accentuent son regard, qui me transperce et me donne l'impression de ressentir toute l'étendue de ce qu'il s'est déroulé à cet endroit. Il tend soudain son bras articulé vers moi et me tend un couteau. Je crois au début qu'il souhaite m'attaquer et recule donc vivement, mais lorsque je me rends compte qu'il ne fait rien d'autre que me fixer, je retourne près de lui et prends l'objet qu'il tient. Il reste ensuite comme ça, immobile, regardant cette fois-ci le vide. Il me fait peine à voir et j'entreprends de l'éteindre afin qu'il ne souffre pas plus. Un robot ne ressent rien, je le sais, mais c'est plus fort que moi. Je m'en vais en direction du bureau de Lucie et y trouve toutes sortes d'outils qui m'évoquent la statue du hall. Il n'y a rien d'autre, et une part de moi s'y attendait car j'ai déjà trouvé son message.
La prochaine chambre appartient à un certain Patrick. La décoration ressemble beaucoup à celle d'un adulte lambda et est donc plutôt banale. Je ne trouve pas tout de suite son message et il me faut fouiller un bon moment et arpenter la pièce de long en large en cherchant un éventuel compartiment ou passage secret. Finalement, c'est fatiguée que je m'assois sur son lit et que je découvre par la même occasion qu'un objet est dissimulé sous la couverture. Je me lève et après avoir passé ma main dessous, le saisis. Son journal de bord est en tout point identique à celui des deux autres femmes de cette section. Il ne contient lui aussi qu'un seul fichier audio que j'écoute.
« Bonjour à toi. Pour commencer, il me semble qu'Éléonore a prévu de te parler de la monstruosité que tu vas devoir abattre. Je ne veux pas faire répétition, m'informe alors la voix grave qui s'échappe de l'appareil. Je vais donc te parler de comment nous savons que tu serais une fille alors que tu n'es même pas née au moment où j'enregistre ces paroles. Le dernier Mystique, Nergal, était venu nous trouver, gravement blessé au ventre, au cou et à la tête. Il a débarqué comme un misérable, dégoulinant de sang et respirant avec beaucoup de difficulté, en plein milieu du repas de famille, où on s'étonnait de ne voir aucun des siens à cet évènement. Il tenait une boule de cristal dans sa main. Je ne sais pas si tu es allée visiter leur branche avant la nôtre, mais sache qu'ils utilisaient ces objets pour enfermer leurs visions de l'avenir, donc oui, Nergal était Devin. Un si jeune homme portant dans sa main la lueur d'espoir à laquelle nous nous accrocherions tous. Je me rappelle encore ce moment où les doyens de chaque rameau s'étaient approchés de lui, horrifiés, pour écouter ses dernières paroles. « Notre seul espoir d'être vengés… », c'est ce qu'il a dit avant de s'éteindre complètement. Il n'avait que quatre ans… Ils ont ramassé l'orbe qui avait roulé au sol et l'ont regardé. Toi, la fille que l'on devinait être celle d'Hélène, te tenait ici, devant le Manoir en ruines, le regard fier, curieux et déterminé, et tu y es entrée. À ce moment-là, nous n'avions pas encore compris qu'il nous demandait aussi de fuir. Alors quand ce monstre, ce truc a surgi de nulle part, nous nous sommes tous échappés vers nos résidences respectives. On n'a eu à déplorer aucune perte chez les Mécaniciens. Je ne pense pas que ce soit le cas des autres. Nous n'avions pas participé à l'opération qui avait été décidée plus tard et qui allait permettre à une simple Artiste de pouvoir s'échapper du Manoir. Mais cette Artiste n'était pas n'importe qui. C'était ta mère et elle était enceinte de toi. J'espère que ce court récit t'aura aidée à y voir plus clair sur certains points. Patrick, du rameau des Techniciens. Terminé. »
Je suis un peu bouleversée. Des questions se bousculent dans ma tête aussi, comme à peu près à chacune de mes découvertes ici. Si des devins habitaient le manoir, comment n'ont-ils pas pu prévoir l'arrivée de ce monstre ? Et maintenant que je sais que ma mère était Artiste, je me demande dans quel rameau elle était exactement… De plus, je m'étais toujours figurée que celle-ci avait rencontré mon père après sa vie ici et qu'il lui était arrivé quelque chose. Visiblement, j'avais tort et celui-ci était un membre du manoir. Ne reste plus qu'à savoir qui il était. Et ça me fait bizarre de savoir que ma venue ici était prédestinée et que mon destin doit donc être tout tracé. Si je dois tuer l'abomination qui a exterminé ma famille, je ne sais pas comment je vais pouvoir le faire. Je pousse un soupir de frustration. Ils attendent tous quelque chose de ma part, tous ces morts que j’aurais pu côtoyer dans ma vie. Si je ne me trompe pas, ils ne m'ont pas vue tuer le poulpe, simplement entrer dans le manoir, alors comment peuvent-ils être aussi sûrs que je vais accomplir l'acte d'ôter la vie à un être, aussi abjecte soit-il ? Une colère sourde m'envahit et je ne peux m'empêcher d'en vouloir à ces gens qui me soumettent à un fardeau sans nom sans même se soucier de ce que je peux ressentir.
Je ressors d'un pas rapide et par mon réflexe nouvellement acquis de me diriger vers la salle suivante, vais donc dans la chambre de Jean. J'y trouve toutes sortes de tableaux de pièces mécaniques. Tout le métal de cette pièce devait probablement être inoxydable, car les couleurs ont été préservées. Le premier assemblage représente un coucher de soleil avec un savant emboitement de pièces de plusieurs teintes différentes. Le deuxième, semble montrer une personne, et lorsque je parcours des yeux la photo de ma mère, je le trouve immédiatement. C'est un autoportrait. La dernière comporte toutes sortes de manivelles, dont certaines sont tombées. J'entreprends de les remettre en place et tourne chacune d'entre elles un peu au hasard. C'est un peu casse-tête, car je comprends rien qu'en voyant le mécanisme que si je trouve la bonne disposition de chaque pièce, il se passera quelque chose. Ne trouvant pas la bonne combinaison, je me mets à arpenter la pièce, en quête d'un quelconque indice. Je ne déniche absolument rien, et ça commence à m'énerver. J'inspire. J'expire. Je retourne voir le tableau et suis soudain en colère contre moi-même. Une note jaune fluo était posée juste au-dessus. Elle indique « 17/10/13 ». C'est une date, mais ça peut aussi être un indice. Je tente de les tourner dans le sens horaire de la manivelle la plus haute à la plus basse mais ça ne donne rien alors j'essaie du bas vers le haut. Toujours rien, j'essaie donc en sens anti-horaire, mais là aussi, négatif. J'essaie de la plus grosse à la plus petite et là, les pièces rentrent parfaitement l'une dans l'autre ! Dix-sept fois la plus imposante, dix fois la moyenne et treize fois la plus petite. Le chef-d'œuvre tout fraichement apparu représente un anneau dans un autre et s'ouvre automatiquement. Derrière, il y a un journal de bord, sûrement le sien. Je tends la main vers l'objet.
Cependant, au moment où je veux le saisir, un long filament, d'une étrange couleur turquoise foncé, le prend avant moi et le réduit en miettes en s'enroulant autour. Je lève la tête et mon cœur rate plusieurs battements. Un truc horrible se trouve au plafond. C'est comme un amas de longs appendices qui forment une sorte de nœud sur lequel se trouve une bouche énorme et sans dents d'où s'échappe une lumière bleue. Il a aussi quatre entrelacs de gros filaments-tentacules qui lui servent sûrement de pattes. D'ailleurs, je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas sentir son haleine fétide à donner des crises cardiaques à ceux qui ont perdu l'odorat mais maintenant que j'ai en face de moi celui que je devine être mon ennemi, je n'arrive plus à bouger. Je suis tétanisée. Je suis transie de peur. Il n'a pas d'yeux, mais c'est tout comme, et nous nous dévisageons un petit instant avant qu'une espèce de sourire se forme sur son « visage ». Il tend un fin tentacule vers moi et j'ai l'impression de sentir mon cœur s'arrêter tant la terreur me paralyse. Soudain, je pousse un hurlement strident et cours sans réfléchir à ma destination. Tant que je m'éloigne de ce monstre, tout ira bien. Je me retrouve alors dans la grande salle circulaire des Ingénieurs. L'arme ! Je fais valdinguer tous les plans et la récupère. Je l'entends approcher. Vite ! Je saisis une munition, l'insère dans ce que je pense être l'endroit où il faut le mettre et dès que je l'aperçois, je tire. Je ne sais pas quel effet ça a eu, mais je bénis de toutes mes forces et de tout mon être ceux qui en ont eut l'idée car dans un hurlement qui aurait pu me rendre sourde, le monstre recule vivement et me permets de ressortir. Je n'oublie pas de prendre d'autres munitions, et je remonte à toute vitesse l'escalier des Mécaniciens.
Je l'entends s'agiter en bas. Il bouscule des trucs je crois. Moi, je m'affaire à passer dans le minuscule interstice entre la porte et son cadre. Il monte les escaliers. Les bruits de succion que font ses appendices sur le sol m'avertissent qu'il est plus proche de moi à chacune de mes inspirations paniquées. Au moment où il va me saisir, je sors in extremis et me mets à sprinter vers la porte d'entrée du manoir, mais à l'instant même où je pensais que j'allais pouvoir sortir, l'un de ses gros tentacules me barre le passage et fait s'écrouler le porche à l'extérieur, me bloquant ainsi pour de bon la seule porte de sortie à ma connaissance. Je panique, j'ai les mains moites, mon cœur bat de plus en plus vite et j'ai l'impression que mes sueurs froides ont trempé mes habits. Toutes sortes de sensations désagréables s'emparent de moi. Dans la faible clarté régnant désormais dans le grand hall aux portes, je ne distingue que la lueur qui s'échappe de sa gueule. Mais rapidement, il la referme et se rend comme invisible par la même occasion. Je ne réfléchis pas, je cours dans la direction opposée. Après un très court instant, je ne l'entends plus. Je prends le risque de me retourner et vois ses tentacules, bien trop proches à mon goût. Malheureusement, lorsque je regarde à nouveau devant moi, je ne vois qu'un mur, et je constate qu'il est déjà trop tard pour que je puisse tourner. Je fonce carrément à pleine vitesse dedans.