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Malheur aux vaincus - Short stories
Rien de plus qu'un barbare

Rien de plus qu'un barbare

Flet victus victor interiit : Le conquis pleure, le conquérant est perdu 

Rien de plus qu'un barbare

Il avait été littéralement piétiné, c'est la première chose qui lui vint à l'esprit une fois le choc de son réveil douloureux passé. Il désirait de tout son être se relever. Ses compagnons d'armes devaient l'attendre avec impatience pour prendre part à la défense du Mur. Mais le moindre mouvement lui causait une souffrance atroce, couplée à un mal de crâne épouvantable. 

Il savait que les casemates et autres avant-postes fortifiés des alentours avaient cédé les uns après les autres, ils constituaient le dernier rempart de la Cité contre les envahisseurs étrangers. Ceux-ci passaient au fil de l’épée chaque homme, chaque femme et chaque enfant de son peuple, et salaient ensuite leurs terres ancestrales après n’avoir laissé aucune pierre debout. C’était des hommes de pierre et de fer. Incapables de toute pitié et sans honneur : ne connaissant que la discipline implacable de leur cohortes, ils restaient indifférents aux serments prêtés, à toute forme de diplomatie ainsi qu’aux dieux autres que leur sanguinaire Mithra1 venu des confins de l’Orient. Ils ne désiraient sa terre que pour son or. Pour eux ses habitants étaient une gêne à exterminer pour faire place nette et procéder à son exploitation. 

Face à ce genre d’ennemis l’unique solution restait la guerre. Une guerre que les Cités coalisées avaient vaillamment menée, avec l’aide des Dieux. Trois des formations armées de l’envahisseur et non des moindres, avaient été annihilées. La célèbre Legio IV Adiutrix s’était aventurée dans les Monts Embrumés, une terre sacrée depuis des temps immémoriaux. Le courroux des divinités des montagnes ne se fit donc pas attendre. Avec leur bénédiction les Mordoriens avaient contre toute logique écrasé cette légion renommée, qui n’avait jusqu’alors fait que voler de victoires en victoires. Les embuscades dévastatrices qu’ils subissaient à répétition dans une région qui leur était inconnue vinrent à bout de leur résistance. Changeant en retraite organisée ce qui devenait une déroute pure et simple, ces combattants renommés se replièrent vers la seule issue qui leur restait. Au cœur des montagnes, les bien-nommés Marécages de l’Oubli, où nichaient bon nombre de créatures qui hantaient nos légendes ancestrales. Evidemment personne n’en entendit plus parler.

  L’appétit de sang des dieux et des hommes fut ainsi éveillé, et le moral défaillant de ceux-ci retourna à son zénith. Pour combler cette soif il ne fallut rien de moins que la destruction des forces de soutien de l'Empire dans la province, la Legio VI Ferrata. Constituée de blessés du front et de commerçants mobilisés, cette dernière était terriblement efficace dans le  rôle qui lui était dévolu, mais incapables de tenir contre les forces coalisées de son peuple. Celles-ci continuèrent ainsi jusqu’aux territoires que l’Empire avait commencé à annexer et mirent en déroute la faible garnison en place, la Colonia Vocontil qui était déjà plus ou moins démobilisée. 

  Après cette série de victoires consécutive à la colère des dieux que les légions avaient attiré sur leurs têtes  il y eut certes une période festive, mais l’euphorie ne dura qu’un temps. Tout le monde savait que si l’Empire avait une qualité, c’était la persévérance. Les forces détachées pour vaincre la dernière légion d’envahisseurs encore présents, la Legio V Gallic, avaient été défaites. Par ailleurs une seconde vague d’assaut était en route, alors que son peuple avait déjà engagé jusqu’au dernier de ses hommes dans les combats. Le Galion I Augusta fraîchement arrivé à bon port mettait à feu et à sang leurs côtes. Pendant ce temps la Legio V, soutenue par la nouvellement formée Legio VIII Claudia remplaçant la Ferrata, regagnait irrépressiblement le terrain perdu et s’enfonçait dans les terres encore vierges de présence romaine.  

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  C’est ainsi que sa propre cité finit par être assiégée, alors que les divinités semblaient les avoir abandonnés à leur sort. La dernière fois qu’il était en pleine possession de ses facultés, le Galion maintenait un blocus autour de la ville en profitant de ses engins de guerre  pour laisser peser une pression continuelle sur les défenseurs. Les deux autres légions sur la terre ferme se préparaient à monter à l’assaut du mur extérieur. Tous savaient qu’aucun habitant n’en réchapperait s’il tombait, c’est pourquoi ils s’étaient résolus à se battre jusqu’à la mort, et au-delà si le Seigneur Souterrain leur en offrait la possibilité.   

Maintenant que sa mémoire lointaine était clairement revenue, des bribes de souvenirs, des éclairs d’images vives de son passé récent commençaient à prendre place dans son esprit : les premières attaques ennemies repoussées et les sentiments de gloire éternelle qui auréolaient alors tous ses actes, concourant  à lui donner une tenace impression d’invincibilité et à prendre les risques les plus fous, lui qu’on surnommait Danse-avec-la-Mort. Puis la lassitude qui vint ensuite, le ressenti que ses membres cotonneux étaient environnés de brouillard, quand ses blessures réclamèrent le tribut de cette témérité à son corps éreinté. Lui, un épéiste de renom, finit par tenir son arme d’une main malhabile et un légionnaire plus consciencieux que doué ne manqua pas d’écraser proprement son casque d’un coup de glaive. Après cela plus rien, le trou noir.  

A ce moment-là le soleil se couchait sur une journée d’horreur de plus. Cela en faisait trois qu’il ferraillait presque sans relâche et l’espoir de voir une nouvelle aube l’avait lentement quitté. Or, contre toute attente il devait sûrement être en vie. A travers ses paupières à demi collées par du sang coagulé il pouvait même deviner une lueur éclatante, intense. Si intense même qu’il se dit que les flammes des Enfers seraient tout aussi accueillantes. D’ailleurs, par dessus l’odeur omniprésente de la mort semblait apparaître une autre senteur, un délicat fumet de viande grillée. Après aussi longtemps sans rien avaler, même environné de cadavres il sentait avec insistance les affres de la faim. Par un effort surhumain, il réussit à entrouvrir un œil et à déplacer sa tête imperceptiblement vers la source de son désir. Cet infime mouvement n’en fut pas moins accompagné d’un râle de douleur, et un voile rouge oblitéra sa vision quelques instants. De nouveau maître de ses yeux, la seule chose dont il avait encore réellement le contrôle, il ne put manquer ce qu’il prenait candidement pour une grillade, un gigantesque monceau en cadavres en flammes. Malgré leur atrocité, le bruit et l’effluve que dégageaient la chair grésillante continuaient à lui mettre l’eau à la bouche.

Toutefois, alertés par son cri deux légionnaires, qui parcouraient les amas de corps à enfourner dans le brasier, vinrent dans sa direction et l’un d’eux lui sectionna machinalement la gorge de son pugio ², mettant fin à ses souffrances. 

« — Ah, regarde-le celui-ci, encore vivant et pourtant quand j'ai voulu le tirer par son casque la moitié de la cervelle est venue avec ! 

— Pire que du chiendent cette engeance-là, heureusement que nous avons l'habitude de ce genre de mauvaises herbes. »

1 Mithra = Divinité Perse adoptée par les armées et certains empereurs romains. 

² Pugio = Poignard traditionnel de l’équipement du légionnaire.