Une odeur de viande brûlée. La saveur qui tombe dans sa bouche, fade et connue. Une musique électrique et diffuse, recouverte par des doubles battements saccadés. Un son arythmique qui semble se faire grignoter peu à peu, amplifiant la cacophonie générale. Pas d’image. Seulement un bourdonnement indistinct peuplé de points vermeils. Un mal de tête. Un cerveau qui tourne au ralenti. Une fréquence qui augmente, des pulsations qui rendent la tension insupportable. Une chaleur étouffante. Ses mains qui la guident et saisissent ce qui semble être des fils tendus vers le ciel. Une progression lente au travers de câbles et de filins de plus en plus inextricables. Une chose qui se cache, là, juste derrière. Sans se laisser voir ni sentir. Son bras au travers d’un dernier faisceau. Le contact de trop. Le couperet incarnat qui s’abat. Des myriades de carapaces qui déferlent le long des câbles et se lancent à l’assaut des corps. Des mandibules qui fouillent les chairs avec avidité et qui en détachent des copeaux carrés et incandescents. Désintégration. Des lentilles rouges qui clignent en tous sens dans un concert suraigu. L’appel de la mort.
— Alyss ! Alyss ! Réveille-toi, bon sang !
La jeune fille ne se souvenait que de bribes du trajet qui les avait menés un peu plus tôt à la première station du funiculaire. Elle avait suivi son père, telle une automate, jusqu’à la lisière des bas-fonds pendant qu’il lui avait débité à voix basse mais déterminée son sempiternel discours sur l’engagement politique, l’assistance aux familles, la lutte pour la liberté. Et aussi, évidemment, sur les mensonges du GCU, le Gouvernement Central d’Utica. Ils avaient aussi mangé les bâtons de milho, ce qui avait temporairement calmé leur faim.
— Tu sais, Alyss, c’est important de croire en quelque chose de plus grand que soi. Tiens, maintenant que tu as ce surnom à la con, la Rêveuse, tu pourrais rêver utile. Tu devrais penser plus loin, à l’avenir, au tien, à celui des autres.
Alyss, toujours déconnectée, suivait son père sans un mot. L’Artificier lui jeta un coup d’œil rapide avant de poursuivre d’un ton las :
— J’espère que tu arriveras à trouver ta place dans la communauté, la Rêveuse. Car il n’y a pas d’ailleurs. Il n’y a pas d’Utica. C’est d’ici, de la Zone 3, qu’il faut rebâtir ce putain de monde.
Alyss suivait, le nez en l’air, le ballet ordonné et habituel des holodrones du GCU. L’Artificier la regarda, exaspéré, avant de continuer en agitant le poing en direction des engins volants :
— Ce que je crois, moi, c’est qu’Utica, tout ça, là, c’est que de la merde en barre et de la poudre aux yeux. Pour qu’on baisse tous la tête et qu’on continue à bosser sans moufter, dans l’attente d’un monde meilleur. Pendant que ça profite à d’autres. Une fausse liberté de mouvement qu’on a là.
» Avec les gars, on est persuadés que ça n’existe pas, Utica. Un mythe pour les gogos, ni plus ni moins. Nous, ce qu’on va faire, c’est démonter tout ça, boulon par boulon, et prouver aux gens qu’on peut se débrouiller seuls et vivre dignement dans le Ghetto. Il est mort depuis longtemps, l’autre, le créateur, Protée. Quel âge crois-tu qu’il devrait avoir maintenant ? Deux cents, trois cents ans ? Quand je pense qu’il y a encore des gus pour croire qu’il est immortel ! Et qu’il nous attend quelque part, les bras ouverts, au bout de la terre !
La jeune fille fut obligée de s’arrêter quand son père lui saisit la main dans sa dextre de métal glacé. Alyss aperçut alors une lueur de folie dans son œil :
— Cette fois, c’est différent de nos balades habituelles. Tu es presque une adulte, maintenant. Je t’emmène assister à un événement très spécial. Notre combat passe à la vitesse supérieure, et les hostilités commencent ce soir. Ça va péter, parole d’Artificier ! Et c’est là-haut, derrière cette putain d’enceinte, qu’on saura...
— Papa, je la sens pas cette sortie. Qu’est-ce qu’on va faire tout là-haut ?
Alyss l’avait subitement coupé dans sa logorrhée, le regard suppliant.
Comme souvent, les yeux d’eau délavés de la jeune fille mettaient l’Artificier mal à l’aise. La discussion prit fin au moment même où nuages et gens commencèrent à s’agglutiner dans la chaleur poisseuse. Les uns dans le ciel devenu d’encre, les autres contre la porte bétonnée du funiculaire. Le bloc gris contrastait avec le brun jaune du tell. Il portait le numéro 12, celui de la plus basse des stations. Ces silhouettes noires et tortueuses venaient se masser, insistantes, devant la grille, déposant leurs paquets à leurs pieds. Alyss observait ce manège en silence, recueillant dans sa mémoire les hochements de têtes, assentiments muets et clins d’œil complices qui étaient lancés discrètement. L’adolescente entendit certains évoquer les derniers accidents survenus dans la mine. Ces quelques morts ordinaires dont la plupart se fichaient. Elle reconnut quelques personnes dans la foule, dont un relié aveugle que voyait souvent son père, mais dont elle ne connaissait pas le nom. Le Singe et Casse-Noisette étaient malheureusement de la partie. Ce dernier avait dû gagner ses galons de lieutenant dans l’après-midi. Deux hommes s’attelaient à libérer la grille de métal en s’arc-boutant de toutes leurs forces sur la grille bloquée par la rouille. Apparemment, ils en avaient l’habitude. Le silence revint alors, seulement percé par le babil lointain des holodrones et les vibrations des caténaires du funiculaire en approche.
Aux stridulations du pantographe sur les câbles tendus, l’Artificier tourna la tête vers la grille. L’antique navette freina sur les rails en pente dans des gerbes d’étincelles. Le crissement suraigu fit grimacer l’homme. Mais il crispa plus encore la mâchoire en voyant ce nouveau placard clignotant fixé au-dessus de la cabine. En plus des holicônes diffusées à heure fixe, le GCU osait maintenant coller sa propagande de merde jusque sur le seul moyen de transport du Ghetto. On pouvait y voir, dans un bas-relief tremblotant et tournant à 360 degrés, des Cycones en uniformes noirs rutilants, la visière baissée barrant leurs casques de sourires figés. Leurs caparaçons de tixtane et les tubes qui leur sortaient de la tête les faisaient ressembler à d’énormes criquets. Au-dessus de leurs fusils dressés, on pouvait lire : « Au service des autres et pour la sécurité de tous. Rejoignez-nous. » L’Artificier manqua se casser une dent. Il n’y avait bien que dans leurs campagnes de recrutement à la con qu’ils mettaient du pognon. Le clinquant de l’affiche virtuelle contrastait tellement avec la vétusté de la station !
— Alyss, marmotta l’Artificier en tirant sa fille par la manche, faut que tu t’enregistres avant de monter dans le train.
Ils se rapprochèrent d’une courte file d’attente, située à droite de la grille. Les gens les invitèrent à passer avant eux.
— À toi l’honneur, continua l’Artificier. Tu vas maintenant voir à quoi ça sert d’être devenue une citoyenne de la Zone 3, la Rêveuse.
L’adolescente hésita, regardant l’écran poussiéreux, son père, puis à nouveau l’écran.
— Veuillez approcher votre visage du capteur, demanda une voix en conserve.
Alyss s’avança avec prudence avant de se laisser gauchement scanner les pupilles, poussée en avant par les bourrades autant que par les soupirs exaspérés de son père. Aucun phénomène autre que le passage au vert de l’indicateur de contrôle ne se produisit. Au grand soulagement de la jeune fille.
— Bonjour, citoyenne – la – Rê – veuse, reprit le logiciel en hachant son nom. Si vous souhaitez vous enregistrer pour un départ pour Utica, tapez « 1 ». Si vous ne souhaitez pas vous enregistrer, tapez « 2 ».
L’Artificier anticipa la réponse flottante de sa fille en écrasant son poing humain sur le premier choix.
— En avant, citoyenne !
Après sa propre inscription, l’homme grimpa sur un tas de parpaings effondré, ce qui augmenta encore sa stature de colosse. Il contempla les ghettards d’un regard circulaire, tel un général passant ses troupes en revue. Beaucoup avaient répondu à l’appel. Des hommes, des femmes aussi, des gens de tous âges, de toute condition, y compris des raclures des bas-fonds. Ceux-là étaient toujours partants pour les coups tordus. Les corporations principales étaient représentées. Parmi elles, reliés et répareurs formaient les deux branches les plus respectées du Ghetto. Les premiers parce qu’ils fournissaient les informations du Réseau et nourrissaient les esprits, les seconds parce qu’ils cultivaient les pièces détachées et réparaient les corps. La vraie nourriture, le milho, était quant à lui dégueulé dans les pentes par les camions-bennes de la Zone 3. Ceux-là se faisaient de plus en plus rares, jusqu’à se tarir complètement, levant un grondement de colère populaire avec celui des estomacs.
D’après les informations qui étaient en sa possession, et l’Artificier considérait sa source comme fiable car elle vivait à proximité de la Porte 1, au sommet du tell, le nombre de Cycones avait ostensiblement augmenté au cours des trois derniers mois. Les patrouilles étaient devenues plus fréquentes dans les secteurs supérieurs. En revanche, la milice ne s’aventurait plus en bas des pentes. L’agitation avait gagné le Ghetto inférieur, attisant les trafics, ne laissant de repos à personne, pas même aux morts. La lune pour témoin.
Relevant la tête vers l’astre mort masqué par les nuages, l’Artificier sentit revenir ses interrogations des derniers jours. Que se tramait-il vraiment derrière l’enceinte supérieure ? D’où venaient tous ces Cycones qu’on entassait là-haut ? N’avait-il pas précipité sa décision quant à la mobilisation massive du comité ? Il espérait un coup d’éclat de leur action. Un coup d’État. Inspirant l’air vicié du soir à pleins poumons, et comme pour se convaincre lui-même, l’Artificier se mit à haranguer l’assemblée d’une voix puissante :
— Citoyens de la Zone 3, vous tous qui êtes venus ici ce soir, écoutez-moi ! Je serai bref et direct. Ce n’est pas là une simple réunion du Comité de soutien aux familles du Ghetto à laquelle vous assistez ! C’est plus que cela, et certains ici savent déjà de quoi il retourne !
L’Artificier marqua une courte pause, laissant mourir les murmures d’étonnement :
— Nous sommes assez puissants, désormais, pour faire bouger les lignes et obtenir des réponses à nos questions ! Toi, camarade ! Et toi aussi ! Depuis combien de temps attendez-vous de partir vers ce prétendu monde meilleur ? Cet Utica promis par ces saloperies d’holicônes ? Depuis combien de temps n’êtes-vous pas remontés d’un cran dans les maisons des pentes ? Et ces migrants qui atterrissent chez nous ? Ces réfugiés qui ne font que généraliser la merde de tous : eau polluée, maladies, crimes en tous genres ! Et j’en passe ! Croyez-vous que ce putain de Gouvernement, là où il est, en a quelque chose à foutre ? La nourriture n’arrive même plus en bas des pentes ! Ils nous affament ! Certains commencent à manger les cadavres !
Les yeux rivés sur l’orateur, la foule murmura son horreur autant que son assentiment. L’Artificier, le bras tendu vers le haut du tell, dans le ciel devenu violacé sous les premiers éclairs, poursuivit ainsi son discours :
— Camarades ! Une situation pire est à craindre ! Une source proche de la plate-forme m’a informé, il y a deux jours, que le GCU ne prévoyait plus aucune évacuation vers Utica à l’avenir ! Plus aucun convoi ne décollera du sommet de l’aiguille ! Nous allons devoir agir, et vite, si nous voulons contenir le flot des nouveaux arrivants et améliorer nos conditions de vie !
La rumeur grossit, et quelques voix s’élevèrent parmi les ghettards. L’Artificier avait ménagé ses effets. Les premières réactions ne se firent pas attendre :
— Et qu’est-ce qu’ils comptent faire, au GCU ? Hein ? Et toi, l’Artificier ? Qu’est-ce que tu nous proposes ? Je croyais qu’on devait seulement débrayer, ce soir ?
— C’est vrai ce qu’il dit ! On devait juste leur mettre la pression quelques jours en fermant la mine et l’usine ! Pas faire la révolution !
— Du calme, s’il vous plaît, reprit l’Artificier d’un ton plus mesuré. Les nouvelles sont en effet très mauvaises. Il semblerait que le GCU ne veuille pas que la crasse du Ghetto vienne souiller plus longtemps Utica. L’arrivée massive de Cycones sur la plate-forme est le présage de jours difficiles.
L’horreur et la terreur se peignirent sur les visages. Les souvenirs, ou, à défaut, l’imagination de tous ayant fait leur œuvre, un mouvement de recul agita la foule. Il fallut que l’Artificier déployât quelques ressources supplémentaires pour convaincre les plus indécis de le suivre.
— Vous êtes des gens fiers, de braves combattants du quotidien ! C’est l’avenir de vos enfants qu’il faut désormais défendre là-haut ! Il n’y a pas de honte à vouloir rester chez vous, au pied de l’enceinte, mais l’histoire ne retiendra que ceux qui, cette nuit, auront fait entendre leur voix ! Les grilles sont grandes ouvertes ! Maintenant, tempéra l’Artificier, avançons avec ordre et calme : réservons notre colère pour plus haut.
Attentifs à ces paroles gueulées dans l’écho de la porte 12, peu tournèrent les talons pour repartir en leurs foyers, et la majorité des rassemblés suivirent l’Artificier dans un silence poisseux. Comme une validation à ce discours, le roulement sourd du tonnerre se fit entendre, signe d’un orage qui tardait à éclater.
En le voyant debout sur le béton de son estrade improvisée, projetant son ombre droite et hiératique, Alyss comprit qui était son père. Un meneur d’hommes que rien ni personne ne pouvait détruire. Alyss regarda dès lors son père avec fierté, et toute sa frustration d’adolescente la quitta.
La jeune fille était désormais dans ce wagon en route pour la plate-forme d’embarquement. Cette Zone 3 surmontée de son aiguille qui narguait le ciel autant que les habitants du tell. Debout dans un coin du train, Alyss tenta de saisir les pensées de son père en suivant son regard et ses gestes. Elle le vit donner des tapes dans le dos de certains hommes, parler à voix basse à d’autres. La tension semblait augmenter à mesure que le funiculaire prenait de la hauteur. L’itinéraire de ce vieux train était tout entier enveloppé dans une cage de métal et serpentait à travers la colline. Le vol de métaux était monnaie courante dans le Ghetto, mais on faisait attention à deux choses : au funiculaire qui permettait d’aller gagner sa vie à la mine ou à l’usine, et aux câblages arachnéens des reliés, qui se tissaient et se détissaient au gré de leurs besoins. Alice observa, fascinée, les brumes électriques qui s’échappaient des esprits échauffés. Ces vapeurs cérébrales venaient mourir par volutes entières sur le plafond de tôle.
Mais n’était-elle pas la seule à les percevoir ?
À chaque station, le funiculaire s’ébrouait avant de s’immobiliser brutalement, faisant valser les plus distraits. Inlassablement, les portes s’ouvraient et avalaient de nouveaux voyageurs. L’air devenait irrespirable. Seuls les bips des validateurs de biopuces choroïdiennes perturbaient le silence. Les plaques du plancher étaient dévissées pour y planquer du matériel. Le monstre de métal remontait lentement le tell, marquant à chaque arrêt le temps d’une clepsydre en marche. Porte 9. Premier point de contrôle. Les Cycones habituellement de garde manquaient à l’appel.
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Le Singe ne pouvait que le reconnaître : entourlouper le Réseau, on ne savait comment, pour que l’avalanche de demandes d’inscription ne paraisse pas suspecte, cela relevait carrément du divin. En se frayant un passage pour retrouver l’Artificier, en bon vaurien, il en profita pour pincer les fesses de la petite pute. L’adolescente, outragée, sursauta et blêmit de colère avant de se recoller délicieusement à son paternel.
Le coquin put commencer à faire, auprès d’un Artificier hermétique, l’article de sa contribution : de l’équipement de premier choix utilisant d’excellents matériaux de récup’ combinés par les meilleurs répareurs des pentes, et une fine équipe de petits délinquants prêts à en faire beaucoup pour un peu de dope. Au fond de lui, le Singe pensait qu’il se paierait bien ces fameuses bottes mécas qu’il voyait aux pieds de l’Artificier, et, surtout, que ça lui faisait mal au cul que sa chouineuse de fille en eût une paire pareille ! Il serait toujours temps de les récupérer quand il aurait crevé le type. Quant aux gars qu’il avait embauchés, la bonne blague. Un simple échange de services pour dédommager les répareurs ? Un peu de saccharil pour ses sbires ? Chacun voudrait sa part du gâteau, qui le contrôle d’une porte, qui la tête d’une caste. Le Singe, quant à lui, prendrait la place de l’Artificier : commander à tous et profiter de longues années de monopole sur l’approvisionnement des pentes. Et se la couler douce. Tout était en place pour que son plan réussisse. Et en bonus, il ramasserait la petite pute. Il lança encore à cette dernière un sourire qui se voulait charmant, et gloussa de plaisir quand il la vit s’enfouir dans la cape d’un père décidément indifférent.
L’Artificier opina du chef de manière distraite aux propos du Singe, faisant mine de ne pas comprendre le double discours du langage des mots et du corps. L’assurance de ce jeune type le faisait paraître plus dangereux qu’il ne devait l’être réellement. Quel petit con. Si l’Artificier espérait que l’autre resterait à sa place au moins jusqu’à la fin de l’opération, il songeait sérieusement à la manière de se débarrasser de lui. Définitivement.
Le compte à rebours se poursuivit. Porte 8. Porte 7. Porte 6. Nouveau point de contrôle. C’était le terminus réservé aux travailleurs, qui permettait d’accéder à l’usine et à la mine de magnite, situées au cœur du tell. Ce soir, aucune équipe ne descendit de la rame pour assurer la troisième rotation du jour. Pas de bips de sortie ni d’entrée émis par les validateurs. Mais tout à coup, deux Cycones se présentèrent, et avec eux le souffle glacé du métal refroidi. Alyss n’en n’avait jamais vu d’aussi près. Chacun retint sa respiration tandis que les deux miliciens commençaient leur inspection, fusil chargé, visière baissée, quincaillerie de connexion en sustentation derrière leur crâne. Leurs casques s’allumaient en vert, à chaque scan valide, alors qu’ils visaient les biopuces individuelles des occupants du train. Mais un claquement de bottes en tixtane interrompit le rituel de contrôle. Un passager se retrouva sous les feux de leur suspicion :
— Toi! Ouvre ta caisse et vide-la par terre!
Cette voix synthétique interpella Alyss sur ce qui pouvait encore faire de ce Cycone un être humain. Le voyageur s’exécuta et déversa le contenu de sa boîte à outils sur le sol. Des éclats verts s’allumèrent à mesure que le milicien examinait les objets : gants, pics, lampe rechargeable, instruments divers. Son binôme tenait en joue les autres voyageurs dans un mouvement circulaire. Personne n’osait bouger et encore moins parler. Alyss commença alors à sentir ses genoux trembler. La lumière resta subitement fixée au rouge quand le regard dissimulé du Cycone s’attacha à un petit boîtier noir.
— C’est quoi, ça?
L’interpellé garda la tête baissée, les mains sur le sol. La sueur commença à goutter de son visage. Le Cycone lui remonta le menton avec le canon de son arme. Le silence était pesant, mais personne n’osait s’interposer. Alyss ne contint plus les grelottements de peur qui la secouaient. Elle s’appuya aussi discrètement que possible contre la paroi de métal pour se soutenir. Le contact soudain de ses paumes sembla transmettre ses tremblements à la rame, qui s’agita comme une bête piquée par un taon. Les soubresauts du wagon surprirent tout le monde, certains en perdirent même l’équilibre. L’homme à la caisse à outils profita des secousses pour saisir le boîtier noir et le brandir en direction des Cycones. Clic. Les lampes magnec vacillèrent pendant une demi-seconde.
Un grilleur. Plusieurs reliés à proximité de la scène saisirent leur tête entre leurs mains en gémissant de douleur. Les deux miliciens, quant à eux, tombèrent lourdement sur le sol, pris de convulsions magnéciques. Des costauds se précipitèrent alors sur les soldats et arrachèrent, à l’arrière des casques, les câbles de l’holoscan et du système de translation des profils personnels. Les membres et têtes furent également sectionnés à l’aide des pics et des marteaux. Alyss, fascinée, resta à observer ce spectacle macabre. Les coups portés contre les armures semblaient s’éterniser, repris par leurs échos lugubres dans la station déserte. Ils ne cessèrent que lorsque les articulations furent complètement déchiquetées par les outils. Un liquide huileux brun mêlé de rouge avait repeint l’intérieur de la rame autant que les visages.
Le dernier mineur affairé se redressa, contempla le carnage avec un rictus, puis cracha sur les corps.
Le cercle s’élargit autour des êtres hybrides disloqués. Ils ne pourraient plus faire de mal. La violence de la riposte des ouvriers avait saisi tout le monde, dans un étrange mélange d’euphorie et d’angoisse. Entre l’arrivée inopinée des miliciens dans le wagon et le massacre, quelques minutes à peine s’étaient écoulées. Les hommes le savaient désormais : ils étaient capables de tuer du Cycone. Jusqu’à les tuer tous. Un par un. Même s’ils devaient y laisser leur peau. Mais par superstition, personne ne souleva les visières pour voir quelles monstruosités composites se cachaient derrière.
Dehors, les équipes à relever sortaient du cœur laborieux du tell et accouraient vers la bouche du funiculaire. Les nouveaux arrivés se joignirent alors aux ouvriers qui évacuaient à coups de pied les deux dépouilles hors du wagon. Ils durent se mettre à plusieurs pour soulever les centaines de kilos de tixtane et planquer les corps dans un recoin de l’usine. Il serait toujours temps de les recycler plus tard.
Le funiculaire était resté plus longtemps que de coutume à l’arrêt, et les clignoteurs rouges en haut des portes commençaient à signifier leur impatience à repartir. Une fois le dernier ouvrier à bord, quelqu’un abaissa une manette. Les portes se refermèrent et la rame redémarra dans le brouhaha général. La voix excédée de l’Artificier s’éleva au-dessus de l’agitation :
— Silence !
Le calme revint après quelques secondes. L’Artificier s’adressa, à peine plus calme, aux gars des équipes du deuxième tiers :
— Qu’est-ce que vous foutiez, bordel !? Vous êtes en retard ! On a dû se taper des putains de Cycones !
Un des usinards déglutit avant de lui répondre :
— Les portes d’accès au quai étaient bloquées, nos biopuces n’ont pas marché. C’est quand y a eu la microcoupure de magnec qu’on a pu sortir.
L’Artificier s’attrapa la tête à deux mains :
— Coupe-sifflet a dû se servir de son grilleur, merde ! Maintenant, on va perdre un temps fou à tout rétablir !
— T’inquiète, répondit le court-circuiteur, j’avais réglé sur courte portée. Ça réduit les dégâts. Et pour la rame, les mécafards vont se coltiner le boulot tout seuls.
Agacé, l’Artificier pointa du doigt un vieux relié qu’Alyss connaissait de vue :
— Promeneur, dis-moi pourquoi y avait encore des putains de Cycones au point 6 ? C’était ton boulot de les détourner de notre trajet ! Qu’est-ce qui s’est passé, bordel ?
L’intéressé répondit d’un ton presque désabusé :
— Je ne sais pas, moi, juste que c’est pas normal.
— « Pas normal » ? Tu veux notre peau, ou quoi ? Je croyais que t’étais le meilleur pour ce job !
— Attends un peu que je te réponde, avant de gueuler. Je suis encore étourdi, après ce qu’il nous a fait, l’autre, avec son grilleur. C’était pas prévu au programme, ça non plus.
Parce qu’il était âgé, parce qu’il était un relié, et parce que c’était un ami de longue date, l’Artificier ne répliqua rien à l’ancien. Le Promeneur haussa simplement les épaules et se dirigea vers les boîtiers de contrôle situés près des portes. Le vieillard était aveugle, mais sa grande habitude du train, et plus encore sa perception du Réseau en toute chose, le dispensaient de la vue. Il flottait ainsi entre deux univers, son corps pris dans le monde physique des câbles tandis que son esprit vagabondait librement au milieu des données. Le Promeneur tira l’un des fils jaunes qui sortaient de l’arrière de son crâne et se brancha au transformateur du wagon.
— Je capte rien pour le moment. On va devoir attendre d’arriver plus haut, au point 3, pour que j’entende mieux le métal.
Chacun retint sa respiration pendant les longues minutes qui les séparaient encore de la troisième porte, ne voulant en aucun cas troubler l’écoute du vénérable.
Porte 5. Porte 4. À chaque nouvelle station des gens de tous poils s’entassaient plus encore dans la rame. Alyss ne manquait pas de les scruter avec avidité. Depuis la sixième porte, outre les silhouettes un peu plus grasses et les mines moins hâves que celles qu’on trouvait habituellement en bas du tell, ce qui frappait le plus la jeune fille était la richesse des vêtements et des équipements qu’arboraient les gens du haut. Un savant mélange de textechs rapiécés, recouvert de gadgets à l’usage inconnu. En somme, des combis de transfert telles qu’Alyss les avait vues dans les holicônes de propagande, mais qui étaient au moins de troisième main. Le tout outrageusement agrémenté de colifichets dernier cri. Tout ce petit monde paradait dans la rame, faisant étalage visuel et sonore de sa quincaillerie sous les regards envieux des mineurs des niveaux inférieurs. Ces derniers n’avaient, pour s’habiller, que le rebut des fripes qu’on voulait bien leur donner. Alyss regarda ses propres vêtements avec dégoût. De ce que savait l’adolescente, ceux des pentes supérieures ne mettaient pas souvent les mains dans le cambouis et travaillaient comme cadres dans l’usine. Pas mal de reliés étaient parmi eux. Malgré la tension, le silence restait d’or, seulement émaillé des tintements et cliquetis qui accompagnaient chacun des gestes des camarades du haut. Les reliés passaient négligemment leurs mains dans leurs énormes crinières câblées, ces dernières augmentant en volume avec la dégression des niveaux. Ses observations terminées, Alyss leva la tête vers son père d’un air interrogateur : elle se demandait comment il avait bien pu réussir à réunir dans le même train autant de crève-la-dalle que de précieux. Mais que pouvaient bien revendiquer les gens du haut alors qu’ils semblaient tout avoir ?
Utica.
— Eux aussi pensent qu’ils ne pourront jamais partir pour
L’Artificier regardait sa fille droit dans les yeux.
Niveau 3. Les portes de la rame se refermèrent derrière les nouveaux voyageurs. Le Promeneur leva le bras. Les derniers bips de validation des biopuces se turent. Une chape de plomb s’abattit. Tous étaient suspendus aux gestes de l’ancêtre. Ils le virent enfoncer plusieurs de ses câbles dans le transformateur et écouter l’acier. Quelques secondes passèrent. Interminables.
Le Promeneur fit basculer un commutateur caché dans son oreille. Il abaissa et remonta les taquets de son égaliseur avant de trouver la bonne fréquence. À 6,3 kilohertz, il bascula dans le Réseau. La musique des câbles. Celle qu’il préférait. Son moyen de transport attitré pour se balader à son aise à travers les longueurs d’onde. C’était là ce qui faisait son talent. L’homme sauta de fil nu en corde gainée, de gradateur en variateur de charge. Sa table de mixage corticale l’amena à percevoir la présence des mécafards. Ils s’attelaient à la réparation des derniers dommages du court-circuitage. De bons petits soldats. Rassuré, le Promeneur s’attaqua au logiciel. Il poussa à 12,5 kilohertz. Les palpitations magnéciques s’accélérèrent. Le vieil homme cala les pulsations de son cerveau sur cette nouvelle fréquence. Les stridulations des entomobots de contrôle se muèrent en vrombissements incertains. Quelque chose clochait sur le Réseau. Le Promeneur poussa plus loin son exploration des bandes passantes ultras. Mais son oreille interne dérapa. Et la symphonie se fit subitement requiem. Puis larsen.
Les globes d’acier du Promeneur se mirent à rouler en tous sens. L’aveugle gémit, tomba, puis se tordit de douleur, les mains plaquées contre les oreilles. L’Artificier cria alors :
— De l’aide ! Il est en train de se faire griller, ce con !
Un relié léonin s’affaira aussitôt devant le boîtier magnec et entreprit de débrancher le Promeneur.
— Le truc de dingue ! Les branchements qu’il nous a faits, le vieux ! Faut carrément un démineur pour virer les câbles dans l’ordre !
— Dépêche, aboya l’Artificier, ou on va le perdre ! Et vous, dégagez ! De l’air, bordel !
Le relié retira le dernier fil, mais le Promeneur convulsait encore. De la mousse rougeâtre s’écoula de sa bouche et se répandit sur le sol dans une odeur acide. Le vieux se redressa dans un dernier hoquet, ses yeux vides tournés vers Alyss, et hurla :
— Des insectes ! Y a des insectes partout !
À ces mots, Alyss prit la main du vieux pour essayer de le calmer. Mais à son contact, la jeune fille bascula dans l’univers parallèle de l’ancien et prit de plein fouet l’assaut de sa détresse.
Des insectes. Partout !
— Alyss, Alyss, réveille-toi, bon sang !
Ses yeux se révulsèrent sous le coup des horreurs ressenties. Sans parler de la gifle que son père venait de lui donner. Une sueur froide couvrait la peau de l’adolescente, la faisant frissonner. Elle s’aperçut qu’elle se trouvait affalée dans l’angle métallique d’un wagon en mouvement.
La jeune fille leva la tête. Un vieillard aux yeux mornes faits d’acier gisait mort à côté d’elle, une bave rougeâtre aux lèvres. La moiteur qui régnait dans la rame était insupportable. Plusieurs dizaines de personnes, des hommes, surtout, mêlaient ici leurs odeurs fatiguées de fin de journée dans le caisson en métal. La plupart étaient restés indifférents au sort d’Alyss et regardaient plutôt le corps du Promeneur. Mais si les superstitieux s’étaient détournés et invoquaient une divinité quelconque, certains jetaient à l’adolescente des regards assassins.
Alyss osa lever les yeux vers son père. Sur sa mine incrédule régnait un mélange de stupeur et de crainte. Un ronronnement discret l’attira. Elle n’eut que le temps d’apercevoir l’arrière rutilant d’un mécafard de contrôle qui disparaissait entre les tôles disjointes du plancher. Depuis qu’elle avait ses biopuces vissées dans la tête, c’était pire qu’avant. Il lui semblait que tout ce qu’elle pensait voir arrivait. Sous une forme ou une autre.
— Faudra que tu nous expliques, l’Artificier, comment ta gosse a failli se faire griller alors qu’elle n’était pas reliée... En tout cas, le Promeneur, lui, l’a pas eu la chance d’en réchapper.
L’Artificier ne sut quoi répondre. Il perdait le contrôle de la situation. Il commençait à voir des regards en coin et des dos qui se tournaient sur des chuchotements contestataires. C’était vrai qu’elle était spéciale, quand même, sa môme, avec ses crises à la con. C’était une gentille gosse. Elle faisait ce qu’elle pouvait avec ce qu’elle avait, dans un Ghetto plutôt hostile à ceux qui ne rentraient pas dans le moule.
— Foutez-lui la paix, bordel ! La môme n’a rien à voir avec tout ça !
Alyss n’en menait pas large. Recroquevillée dans son angle, elle parait les regards les plus hostiles avec sa capuche. La jeune fille se demandait encore si ce qu’elle venait de voir à travers le vieux était vrai. Elle surprit un éclair de colère et de chagrin dans les yeux de son père, qui était toujours agenouillé entre elle et le Promeneur. Il venait de perdre un ami, un allié, un protecteur. Il avait aussi failli perdre sa fille. Mais s’en rendait-il compte ? L’Artificier se redressa subitement et coupa court aux polémiques. Il reprit son uniforme de meneur en gueulant par-dessus la mêlée. Il claquait des ordres secs, demandant aux répareurs de s’occuper du mort dignement, de récupérer ce qu’ils pouvaient, comme il était d’usage dans le Ghetto, mais de ne pas toucher à la chair. Il confia enfin aux reliés de faire redémarrer le funiculaire, qui avait calé avec le grillage du vieux.
Le restant des manifestants se tenait tassé dans le fond du wagon : devant le risque de surcharge de la rame, les ouvriers venaient d’entreprendre la découpe des barres de sécurité pour alléger la structure. Le magnec revint, et, dans le même temps, les portes latérales s’ouvrirent sur le vide, laissant entrevoir la paroi rugueuse de la colline à travers la cage d’acier qui protégeait le train. L’air frais qui s’engouffra fit du bien à tous.
Un débat s’éleva alors parmi les reliés. Le Réseau leur était apparemment devenu hostile, et ils durent tirer à câble-court pour savoir qui se collerait à l’ultime réparation. Après quelques secondes de tergiversations sous les huées de leurs compagnons d’infortune, ils décidèrent de se brancher en dérivation au tableau de la rame. Mis à trois en parallèle, ils atténueraient ainsi le flux magnécique et nerveux. À peine une châtaigne corticale, avant de poursuivre leur chemin dématérialisé à travers le Réseau. Un pourvoyeur fournit les outils qui servirent à effectuer quelques réglages avant le branchement crânien. Les yeux des volontaires virèrent soudain au blanc laiteux, mais ils tinrent bon. Les portes se refermèrent. Le funiculaire redémarra une trentaine de minutes après l’incident, faisant revenir tout le monde au calme. Le colimaçon du parcours se resserra, créant un dévers prononcé dans la rame. Quelques mètres avant la porte 2, la paroi limoneuse se transforma en une surface lisse et luisante : du métal boulonné à la terre.
Puis tout devint rouge.